Chapitre 1

Un petit conseil : même quand vous n’êtes pas devant un écran, commencez toujours par la Foire Aux Questions. Ça vous évitera d’avoir l’air stupide plus tard.

Voici trois questions pertinentes pour en savoir plus sur Azi Bello. C’est qui, ce mec ? C’est quoi, un darknet ? Qu’est-ce qui ne tourne pas rond avec le monde moderne ?

Commençons par la dernière.

La plupart des fléaux qui affectent notre planète en cette année du Seigneur deux mille quatorze ne dépayseraient pas une famille paysanne du Moyen Âge soumise à la famine, aux viols et aux pillages. Grâce à quelques siècles d’ingéniosité humaine sans précédent, chacun peut aujourd’hui passer son temps à faire ce qui n’était autrefois accessible qu’à un nombre limité de personnes : lire, écrire, commercer, dénigrer les célébrités. La véritable nouveauté réside toutefois ailleurs : de la pédopornographie aux drogues en passant par les armes létales et les idéologies plus meurtrières encore, tout est désormais accessible à volonté depuis plusieurs milliards de bureaux et de poches.

C’est la raison d’être des darknets. Ce sont des espaces où vous pouvez vous procurer tout ce que la société vous refuse. Ce sont les zones sombres d’Internet, cachées juste sous vos yeux et accessibles à l’aide d’outils qui, pour peu que vous sachiez les manier, masquent commodément votre identité et votre position géographique, ainsi que ceux avec qui vous partagez toute cette désinformation pornographico-islamo-complotisto-nazie. Mauvaises fréquentations, bons moments.

Bien entendu, le logiciel le plus populaire pour s’adonner à ces réjouissances a été développé par l’US Navy. Comme on le murmure dans les milieux hackeurs, le gouvernement américain n’aime rien tant que foutre la merde dans les systèmes de surveillance globale de leurs rivaux. Qu’est-ce que les dissidents chinois, les Iraniens épris de liberté, les geeks néo-zélandais qui font passer des drogues douces à travers les océans et les Nord-Coréens en charge des dépenses discrétionnaires de l’État ont en commun ? Tous utilisent le « routeur en oignon », plus connu sous l’acronyme Tor* : un logiciel aisément téléchargeable capable d’enterrer chacun de vos clics sous des dizaines de « nœuds », des relais numériques qui font transiter les communications entre deux serveurs anonymes. Ces réseaux qui s’étendent sur le monde entier évoquent la structure de l’oignon : couche après couche de cryptage et de dissimulation. Tor l’oignon a aussi la réputation de faire couler quelques larmes.

L’anonymat est la théorie. En pratique, à moins de vraiment s’y connaître, l’utilisateur pourrait tout aussi bien créer un site web avec ses nom et adresse, ainsi qu’un message GIF clignotant de mille feux : NSA*, s’il vous plaît, ciblez-moi ! Être anonyme ne garantit pas votre sécurité. Sur Internet, personne ne sait que vous êtes un chien, mais les biscuits en forme d’os que vous avez semés jusqu’à votre porte permettent de tirer des conclusions logiques.

Demandez donc à Azi. Bien que membre de la grande fraternité des hackeurs (très peu de femmes, sexisme rampant, lunettes des toilettes toujours relevée), il s’abrite sous une variante de son prénom : AZ*. Les gens pensent naturellement qu’il s’agit d’un pseudonyme aussi éloigné que possible de sa véritable identité, parce qu’à moins d’avoir perdu la tête, un spécialiste soucieux de sa sécurité n’utilisera jamais un nom d’utilisateur lié d’une manière ou d’une autre à son état civil. Pourtant, il s’agit des deux tiers du prénom qu’on lui a donné il y a trente-quatre ans, lorsqu’il a vu le jour au sud de South London dans l’équivalent architectural d’un trou du cul, à savoir East Croydon.

Selon l’humeur dans laquelle vous surprenez Azi/AZ, ce choix d’un nom d’utilisateur si proche de son prénom peut être un double bluff d’une rare habileté, un péché d’orgueil, un signe de bêtise, ou un mélange des trois. Un branleur de première, voilà comment Azi se décrit généralement. Bon avec les grandes idées, mauvais avec les petites.

 

C’est une bonne journée, aujourd’hui : assis face à son ordinateur, Azi engloutit un demi poulet – tellement arrosé de sauce sriracha que la peau de son visage semble avoir perdu toute sensibilité – et sirote un café froid en se faisant passer pour un néo-nazi.

Plus précisément, il discute sur un forum privé où il se présente comme membre récent mais particulièrement actif d’un mouvement politique transnational appelé Defiance. Les membres de ce groupe de discussion se sont donné pour mission de protéger le mode de vie occidental de la menace grandissante de l’Islam. Et peut-être aussi, tant qu’à faire, de passer à tabac les gens pas suffisamment blancs de peau tout en mettant les maux de la société sur le dos d’une grande conspiration internationale dirigée contre l’identité occidentale.

L’hameçon Defiance est un projet parallèle sur lequel Azi travaille depuis déjà un bon moment. Si on le cuisinait un peu, il admettrait sans doute que c’est une obsession, mais puisque personne ne le cuisine, il fait comme si c’était un simple passe-temps. D’une manière générale, les néo-nazis sont des oiseaux de mauvais augure dans des habits de bonne facture. Les plus malins d’entre eux – ceux avec des ambitions à long terme qui passent par les urnes et une figure de proue charismatique affectueusement appelée Tomi – représentent une catégorie dont il faut particulièrement se méfier.

Selon Azi, il y a tout à craindre d’une personnalité politique que même ses ennemis désignent par un diminutif sympa, et cet Allemand est plus dangereux que n’importe quel snob britannique. Il y a de sérieuses chances pour que Tomi joue un rôle de premier plan dans le prochain gouvernement allemand. À moins, bien sûr, qu’un informateur anonyme ne dévoile des informations incroyablement compromettantes le concernant au cours des deux prochains mois. Voilà qui serait fâcheux, n’est-ce pas ?

Comme Azi l’admettrait lui-même, sa base opérationnelle n’est pas l’antre typique d’un brillant informaticien. De l’extérieur, on dirait un abri de jardin tout ce qu’il y a de banal. L’intérieur ressemble également à ce qu’on pourrait trouver derrière les murs en bois de n’importe quel abri de jardin – désordre de vieilleries entassées dans lequel quelqu’un serait parvenu à caser un énorme bureau IKEA et une paire de chaises pliantes, avant d’y déverser le contenu de plusieurs boutiques de matériel informatique d’occasion. Et c’est précisément ce qu’Azi a fait. Deux enceintes invisibles crachent du Van Halen. Reliés à trois grands écrans par des guirlandes de câbles, des laptops et des disques durs externes dépecés côtoient des tours éventrées. Seule concession au confort, une cafetière à dépression posée sur une minuscule table d’angle exhale les arômes d’un assemblage de chez Union, l’antidote d’Azi contre l’air vicié – poussière et ozone – d’un espace où des PC tournent en continu.

L’apparence d’Azi n’est guère plus pimpante, avec son sweat à capuche trop grand, ses baskets et son jean délavé, plus fatigué qu’à la mode. S’il rasait sa barbe d’au moins trois jours et ébouriffait plus savamment ses cheveux, il pourrait se rajeunir de dix ans et peut-être même entrer dans la catégorie beau gosse atypique. Mais ce n’est pas près d’arriver. Pour lui, le monde matériel est avant tout une regrettable série de hasards et de coïncidences. C’est ce qui se passe sur les écrans qui compte.

La première pièce à conviction qui trahit cette philosophie de vie est un lampadaire qu’Azi s’ingénie à ignorer depuis plus de quinze ans, le chintz lépreux de son abat-jour misérablement incliné vers le coin-café. La pièce à conviction numéro deux est le fait que les deux personnes dont il se sent le plus proche – des hackeurs qui opèrent sous les pseudos de Milhon et Sigma – puissent être d’un sexe comme de l’autre, adolescents cyniques ou rejetons blasés de la génération X, et vivant n’importe où sur terre où on trouve des anglophones ayant accès à Internet. Quelque chose lui dit toutefois que ces confrères sont des consœurs, et son intuition lui murmure même que Sigma a un faible pour l’énigmatique AZ. Mais il est assez malin pour savoir que ça en dit beaucoup plus sur lui que sur la réalité des faits.

Dans l’ensemble, la vie est plutôt douce pour Azi, même si sa prétendue carrière d’expert en tests d’intrusion est reléguée au second plan par les sirènes néo-nazies. Trois mille e-mails en souffrance grouillent dans la boîte de réception de son compte professionnel ProtonMail, d’où émergent les objets impatients d’une série de courriers en provenance de son employeur principal. Azi s’est mis à leur porter un intérêt abstrait, comme s’il s’agissait d’un phénomène naturel d’accumulation qu’il serait regrettable de perturber.

Parce que nous sommes en 2014, et que les fanatiques de tout poil utilisaient déjà Internet alors que les navigateurs en étaient encore à leurs balbutiements, il est extrêmement difficile de faire admettre aux membres d’une organisation comme Defiance qu’ils brûlent de se débarrasser de tout individu trop bronzé à leur goût – ou trop juif tant qu’on y est – de la manière la plus brutale qui soit, et que toute personne combattant leurs idées mérite le même sort. Au lieu de quoi ils avancent masqués, s’encourageant mutuellement à paraître raisonnables, rassurants, à porter haut et fort sur la place publique l’idée que les élites ont perdu le contact avec le bon peuple et ses légitimes angoisses économiques ; s’encourageant de même à éviter le recours à la violence – à moins d’être certains que l’action sera aussi discrète que décisive.

Voilà pourquoi Azi a passé de nombreux mois à tisser des liens amicaux avec des abrutis utiles à son projet – des membres susceptibles de le tenir informé de ce qui se passe dans l’organisation et de le mener vers les sommets de la hiérarchie – en se faisant passer pour un idéologue enthousiaste qui ne peut s’empêcher de dire ce qu’il a sur le cœur lorsqu’il se sent en confiance. Pour parvenir à ses fins, il n’hésite pas à saupoudrer ses échanges du genre d’ingrédients propres à lui conférer la crédibilité requise auprès de ses nouveaux potes : armes à feu, drogues, contacts sur le Darknet. Ou, pour être précis, c’est la promesse habilement entretenue d’un accès à cette manne clandestine qu’il leur fait miroiter. Parce qu’il existe des limites qu’il est prudent de ne jamais franchir, surtout si ledit franchissement génère un substantiel revenu d’appoint.

Entre deux bouchées de poulet qui lui bousillent la langue, Azi s’emploie à présenter un large panel de biens illégaux à un jeune britannique de Blackpool, une recrue récente du nom de Gareth qui figure parmi les plus extrémistes de ses connaissances en ligne. Gareth affirme travailler dans un bureau de paris et enrager de voir des organisations sionistes acheter puis revendre toutes sortes de biens immobiliers dans la rue commerçante où il est employé. Gareth parle aussi de réseaux pédophiles internationaux qui prendraient le contrôle d’ordinateurs d’enfants et les espionneraient dans leur chambre à travers la webcam. Mais, parce qu’Azi a lui-même eu connaissance d’au moins un fait de cette nature, il a choisi de ranger cette préoccupation dans un coin de sa tête étiqueté « Trucs ignobles sur lesquels se pencher un de ces jours ». C’est un compartiment qui a une inquiétante tendance à se remplir, ces derniers temps.

Pour Gareth, le nazillon de Blackpool, Azi n’est pas Azi. Il s’appelle Jim – un Blanc au physique très avantageux. Derrière la façon dont Jim a vu le jour se trouvent les deux clefs de voûte de la philosophie d’Azi en matière de hacking. D’abord, il faut avoir tellement de coups d’avance sur son adversaire qu’on a pour ainsi dire gagné avant même qu’il ne se rende compte qu’une bataille a été engagée. Ensuite, quelles que soient les attentes de votre interlocuteur en ligne et ce qu’il croit savoir de vous, votre boulot est de l’emmener ailleurs, de le dérouter. Vous mentez, vous trompez, vous déguisez la vérité, vous détournez l’attention et vous couillonnez l’adversaire.

C’est dans l’ADN du hackeur : déconstruire les faits puis en redisposer à sa façon les morceaux. Il le fait pour le lulz*, par simple curiosité ou parce que c’est une occasion de ridiculiser les autres tout en boostant son ego. Sans compter qu’un ramassis de néo-nazis occupés à faire de notre planète un endroit infréquentable méritent de voir s’abattre sur eux un hack de compétition. Une dose de vérité légitime et vengeresse, si massive et compromettante que même leurs mères les renieront.

Chapitre 2

Voici comment Azi a planifié son coup.

Dix-huit mois plus tôt, début 2013, Azi a trouvé un enfant mort. Les meilleurs mensonges s’appuient sur la vérité, c’est une règle de base, et cette fois-ci la vérité a pris la forme d’une date de décès gravée dans la pierre tombale d’un très jeune garçon enterré à Tooting, au sud du Grand Londres.

James Denison a quitté ce monde le 8 juillet 1982, à l’âge de deux ans et deux jours. À notre James adoré qui nous manque tant. Désormais, tu dors parmi les anges. James est ressuscité le 27 janvier 2013, à temps pour fêter ses trente-trois ans, avec un nouveau visage et une nouvelle histoire racontée à rebours.

Comment faire sortir un homme de trente-deux ans de son chapeau ? Azi a commencé par demander les certificats de naissance et de décès par courrier. Un peu de recherches – passage au crible des vestiges de la vie de sa mère – et quelques lettres et e-mails très polis plus tard, le service de l’état civil lui a fait parvenir ce qu’il demandait. Une fois ces documents essentiels en possession d’Azi, le vrai travail a pu commencer.

Racontons une histoire. Nous sommes en avril 1982 et la guerre est déclarée sur un archipel de l’Atlantique Sud dont, quelques semaines plus tôt, personne en Grande-Bretagne n’avait entendu parler. L’invasion des îles Malouines par les Argentins se paie d’une réponse militaire brutale du gouvernement britannique, faite d’orgueil désespéré et d’opportunisme politique : au total, ce sont cent vingt-sept navires de guerre qui participent à la reconquête de ce bout de terre aride. Les Britanniques plantent leur drapeau sur les hauteurs de Port Stanley le 14 juin et Margaret Thatcher se frotte les mains, engrangeant les bénéfices politiques et bientôt électoraux du sentiment patriotique. Ces détails sont importants. Il faut faire preuve de précision quand on élabore des mensonges destinés à être racontés pendant des années.

Nous voilà fin juin de cette même année 1982. À Streatham, South London, un petit garçon est malade – très malade – et tout le monde a compris qu’il ne va pas s’en sortir. Son papa est absent depuis plus d’un an, s’abreuvant d’alcool quelque part dans la nature. Sa maman fait le ménage au St George’s Hospital, brisée par le travail et le stress. Bien qu’elle puisse compter sur sa propre mère pour lui donner un coup de main occasionnel, la situation reste désespérée. Parce que ce genre de cancer ne laisse aucune chance aux petits garçons.

Sauf que, dans l’histoire revisitée par Azi, James déjoue les funestes pronostics. Et si un petit cercueil a été enseveli dans un cimetière de Tooting, rejoint neuf ans plus tard par un cercueil plus grand contenant la maman, il suffit d’ensevelir également cette information. La vie continue.

Les années 1980 battent leur plein, Gordon Gekko* prône une avidité décomplexée et James Denison va à l’école. Il déménage souvent, inscrit dans des établissements aujourd’hui fermés ou impossibles à reconnaître tant ils ont changé. L’adresse électronique flambant neuve d’un compte Gmail au nom de James s’est nichée dans de nombreux sites web et autres formulaires en ligne, dessinant un parcours qui serpente à travers les années d’école primaire, les examens du certificat général de fin d’études secondaires et les A-levels en arts plastiques, français et mathématiques, avant de conduire d’éventuels fouineurs jusqu’à un diplôme de l’université de Birmingham obtenu à la surprise générale : psychologie, mention assez bien, comme le prouve un document plus vrai que nature acheté en ligne.

Après la mort de son père en 1999 – à coup de mauvais alcools, le papa absent s’est creusé une tombe localisée à Coventry au terme de minutieuses recherches –, James est un orphelin aux portes de l’âge adulte. Sa vie d’étudiant est sans histoires. Le temps passe. La vague des Millennials déferle puis se retire, l’inquiétude du monde devient numérique, hantée par le terrorisme, bégayant sa peur en boucle. James se fait désormais appeler Jim, et Jim laisse de plus en plus de données traçables dans son sillage : anciens employeurs et domiciles, carrière qui fait du surplace dans une société de vente de fournitures de bureau. Il voyage beaucoup, mais seulement au Royaume-Uni, et dans les villes les plus importantes, assez grandes pour garantir l’anonymat. C’est un type transparent, mais un type transparent sur lequel on peut trouver des informations.

Jim a mis du temps à rejoindre la révolution des réseaux sociaux, mais une fois dans le bain, c’est comme une renaissance pour lui. Avec sa chevelure blond platine légèrement dégarnie aux tempes, ses traits anguleux et son menton carré – éléments dénichés dans une banque d’images et assemblés avec minutie par Azi –, Jim a un visage taillé pour les médias. Il est vraiment beau mec pour son âge. En plissant un peu les yeux, les adolescents du début des années 2000 lui trouveront peut-être un air de Spike, le personnage de Buffy contre les vampires. Les gens beaux attirent davantage l’attention, mais ils inspirent aussi confiance et respect. L’homme blanc est coté au plus haut sur le marché humain, et Azi est ravi d’en tirer profit, pour une fois.

Sur Facebook, Jim a cent vingt-trois amis qui n’existent pas plus que lui. Ils parlent politique, football, recettes, musique. Ce sont des bots : des algorithmes qui interagissent avec d’autres algorithmes, des programmes informatiques autonomes qui suivent, qui likent, qui régurgitent des mots empruntés. En ligne, estime Azi, il n’existe qu’un seul moyen de reconnaître un bot d’un être humain : les bots prêtent vraiment attention à ce que disent les autres bots. En fait, l’insatiable appétit de ces logiciels pour les vannes ciblées est une stratégie gagnante à tout point de vue – réponse sans apprentissage, répétition sans compréhension ; la perfection d’une chambre d’écho dans laquelle tout est dit, et rien n’est écouté.

Quant à Jim, ses opinions politiques ont pris un tour nationaliste tendance libertaire. Il déteste les étrangers qui viennent s’incruster dans ce pays qui ne l’a pourtant pas toujours bien traité. Son attitude envers les femmes varie selon la catégorie dans laquelle il les place. En gros, il distingue trois types de femmes : celles qu’il a envie de protéger, celles à qui il a envie de donner une bonne leçon, et celles à qui il a envie de mettre un bon coup. Les frontières qui délimitent ces trois catégories ne sont ni parfaitement définies ni parfaitement étanches. Jim est en colère contre à peu près tous les gens qu’on peut désigner par « eux ». Il est taillé sur mesure pour Defiance.

Des personnes bien réelles se mettent à le suivre sur les réseaux sociaux, à le contacter : des gens qui se reconnaissent en lui. Le 6 juillet 2013, plus de soixante « amis » lui souhaitent un bon anniversaire, et un bon quart d’entre eux existe vraiment. En coulisse, Azi peaufine les détails bien au-delà du strict nécessaire. Du contenu inonde Facebook, Twitter, Instagram, Reddit, LinkedIn, de plus en plus écrit par Azi lui-même. Tandis que Jim lui devient une seconde peau, chaque jour davantage collée à la sienne, les bots sont moins sollicités.

En août 2013, Jim commence à acheter des bitcoins avec une carte de crédit anonyme. Il utilise un ordinateur portable qui tourne sous Kali Linux, le système d’exploitation préféré des hackeurs. Il dispose d’une fausse adresse postale, dans un immeuble inhabité dont il visite aléatoirement le hall désert pour récupérer son courrier. Il se rend sur Silk Road, un marché noir du darknet Tor, pour acheter les derniers éléments de son puzzle identitaire : permis de conduire et passeport, assez bien contrefaits pour tromper l’œil des experts (duper leurs machines est une autre affaire).

Jim existe. Les gens le cherchent sur Internet ? Le voilà. Armes, drogues ; tout est à sa disposition. Pour devenir celui dont Azi a besoin, Jim doit se sentir comme chez lui dans cet univers. C’est facile pour ceux qui savent se repérer dans les ténèbres du web, dans ces lieux virtuels où on peut se procurer tout ce qu’on veut, pourvu qu’on en ait les moyens. Une once de cannabis Caramelo : 215 $. Un gramme de cocaïne colombienne fishscale : 97 $. Un gramme de MDMA, Mitsubishi blanche : 37 $. OxyContin (boîte de dix) : 248 $. Une boîte d’Adderall : un modeste 6 $ qui ravira les petits budgets. Tous ces prix sont clairement affichés aux côtés du taux de change journalier du bitcoin, des évaluations du vendeur et des commentaires des clients sur la qualité de la marchandise et de leur expérience d’achat. Le capitalisme aime les plateformes de vente honnêtes et transparentes, et celle-ci est l’une des rares qu’Amazon n’est pas près de concurrencer.

D’autres internautes masqués discutent pendant des heures avec Jim ; d’armes, de hacks, de films, de politique, de la célébrité qu’ils aimeraient se taper et de la façon dont ils s’y prendraient, des accessoires qu’ils utiliseraient, du temps qu’ils y consacreraient. Azi endosse son personnage, et il n’en revient pas des trucs qu’on est capable de dire quand c’est censé sortir de la bouche d’un autre. Petites salopes et grosses tantouzes ; fourrer, défoncer, fister, se branler ; scénarios de viols et de meurtres. Avec leurs personnages d’animation qui balancent des vannes sur l’Holocauste, des mèmes* attirent un public plus jeune. Azi se trouvait plutôt cynique jusque-là, mais les conversations entre Jim et ses copains de Defiance lui font découvrir de nouveaux aspects bien crades de la nature humaine : de nouvelles raisons de se méfier des autres – et de lui-même.

Certains jours, Azi a le sentiment que l’immondice humaine s’est logée quelque part derrière ses yeux, le souillant d’une forme de crasse qu’aucune douche ne pourra jamais nettoyer. D’autres jours, les pires, c’est à peine s’il perçoit la différence entre ce qui se passe d’un côté ou de l’autre de l’écran.

Nous sommes en septembre 2013. Jim déclare ne plus vouloir se contenter d’acheter des marchandises. Désormais, il veut aussi vendre quelques produits. Sa réputation est devenue solide, étayée par tout un faisceau d’actions et de preuves. Il devient digne de confiance, et la confiance est l’application incontournable du XXIe siècle. N’importe quel morpion qui exécute des programmes clés en main peut hacker un ordinateur. Ces script kiddies se contentent de télécharger des logiciels malveillants type ransomware et lancent des attaques, armés d’un minimum de connaissances informatiques, d’un moteur de recherche et d’un sérieux mépris pour l’humanité. Azi, lui, pénètre les esprits et pirate les convictions, la confiance. Il manipule son petit monde, incitant habilement ses cibles à lui murmurer leurs secrets dans le creux de l’oreille.

Octobre, novembre, décembre, une nouvelle année voit le jour. Séduisant avec sa mâchoire bien dessinée, le visage qui orne les faux passeports et le permis de conduire est plus crédible que celui d’Azi et plus simple à trouver sur Internet. Jim a des amis sur Facebook, des « J’aime » sur Instagram, des recommandations sur LinkedIn – autant d’endroits où Azi n’existe pas. Seule plane son ombre, bien au-dessus de la mêlée.

La plupart des gens sont d’une naïveté confondante : peu de choses leur inspirent davantage confiance que les apparences. Et c’est aussi bien comme ça, parce qu’Azi compte sur cette ignorance. Jim est grand, blanc et ivre du sentiment d’appartenir à une race supérieure. Azi est un homme mince à la peau brun clair qui, presque tous les soirs, arpente le pavé de son quartier jusqu’à ce que son esprit se détende suffisamment pour trouver le sommeil. Quand il déboule dans la rue à deux heures du matin, soit les gens changent de trottoir, soit ils lui demandent s’il a de la drogue à vendre. Quand Jim se pavane sur les réseaux sociaux, les honnêtes citoyens se bousculent pour applaudir des deux mains. Ces deux-là forment le duo parfait du XXIe siècle.

 

Ce que je veux, écrit poétiquement Gareth le nazillon de Blackpool, c’est serrer une bonne grosse Asiate qui me laisse lui faire une éjac’ faciale. Jim est de tout cœur avec lui. Azi jure entre ses dents et mâche une dernière bouchée de poulet froid, avant d’orienter la conversation vers des questions plus pratiques. T’as vu le truc que j’ai pondu ?

Azi sait que Gareth l’a vu. Tout le monde l’a vu, parce que selon les standards du groupe, il s’agit d’un chef-d’œuvre qui mérite de figurer aux côtés d’ouvrages tel que Don Quichotte, Guerre et Paix et Da Vinci Code : une ode à la race blanche, un avenir radieux qui se mettra en marche dès que Defiance décidera de montrer les muscles.

Gareth devient brusquement sérieux. T’es le meilleur, Jim. Faut se battre pour ce qui est juste. C’est comme si Azi voyait des larmes de fierté patriotique rouler sur les joues de Gareth, et il opte pour une solennité de circonstance. Faut bien que quelqu’un le dise, pas vrai ? Quelqu’un doit dire la vérité sur tous ces pédés de youpins. Parcourant sa diatribe du regard, Azi se surprend à éprouver une certaine fierté qui lui soulève le cœur. Il a rédigé un texte violent, quatre cents mots de haine fasciste vomis dans un langage à peine codé – inspiration puisée dans un illustre guide à l’intention des suprémacistes en herbe dans lequel on trouve des perles telles que « S’en prendre à un large éventail d’ennemis peut être déroutant, il vaut donc mieux faire simple et tout mettre sur le dos des juifs » ou encore « Vous pouvez dire qu’il faut violer toutes ces salopes de féministes juives, tant que vous ne menacez pas de le faire vous-même. » Les dernières réflexions de Jim sur les valeurs traditionnelles chrétiennes trouvent un écho particulièrement fort auprès du noyau dur britannique de Defiance.

Azi inspire profondément, prend congé d’une formule affectueuse – À +, branleur lol – et se déconnecte. Le moment est bientôt venu. Gareth et d’autres ont parlé de lui aux instances supérieures – discrètes recommandations. Jim coche toutes les bonnes cases sur le papier, et les membres plus confirmés de l’organisation savent désormais qu’il a des compétences en informatique, des moyens de se procurer toutes sortes de choses, et un tas de griefs qu’il ne compte pas résoudre à l’amiable. Il est réglo.

Encore quelques semaines. C’est tout ce dont Azi a besoin. Quelques semaines dans la peau très blanche de Jim.

Commander Bienvenue à Gomorrhe