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La chambre des Lords approuve à l’unanimité l’introduction des véhicules sans chauffeur sur les routes britanniques d’ici à cinq ans. L’interdiction des véhicules non autonomes devrait être votée avant dix ans.
Quand la porte d’entrée se referma, la voiture était garée devant chez Claire Arden et l’attendait.
Elle s’attarda un peu sous le porche, relisant les notes qu’elle avait saisies sur son téléphone, jusqu’à ce qu’elle entende le faible bip-bip-bip indiquant que la maison s’était mise sous alarme. Elle jeta un regard furtif à son lotissement de banlieue, semblable à tant d’autres quartiers de Peterborough. Sundraj, au numéro 27, était le seul autre voisin visible dehors ; il guidait ses quatre jeunes enfants qui piaillaient vers son monospace, comme un fermier qui essaie de faire passer ses moutons d’un champ dans un autre. Quand il l’aperçut, il lui adressa un demi-sourire et un signe de la main tout aussi hésitant, qu’elle lui rendit sans plus de conviction.
Claire se remémora la fête des quinze ans de mariage de Sundraj et de Siobhan, sa femme, au printemps dernier. Ils avaient organisé un barbecue pour l’occasion et presque tous les voisins étaient venus. Il avait trouvé le temps de coincer Claire à la sortie des toilettes du rez-de-chaussée, ivre, et avait suggéré que s’il leur prenait, à elle et à son mari Ben, l’envie d’inviter une troisième personne dans leur lit, il n’aurait rien contre la proposition. Claire avait décliné poliment et Sundraj avait paniqué, la suppliant de ne rien dire à Siobhan. Elle avait promis de se taire et avait tenu parole. Elle n’en avait même pas parlé à Ben. Claire était prête à parier que chacun, dans cette rue, avait au moins un secret qu’il dissimulait aux yeux du monde – elle y compris. Surtout elle, en réalité.
Tandis que le véhicule de Sundraj quittait l’impasse, Claire inspira plusieurs fois profondément pour se calmer et contempla, mal à l’aise, sa propre voiture. Ben avait signé le contrat pour l’acheter à crédit trois semaines plus tôt, et elle avait encore du mal à s’habituer à ses multiples fonctionnalités nouvelles. La plus grande différence avec leur précédente voiture, c’est que celle-ci n’avait plus ni volant, ni pédales, ni possibilité de passer en contrôle manuel. Elle était totalement autonome, et ça effrayait Claire.
Ils avaient assisté, fascinés, à l’arrivée de la voiture, qui s’était livrée d’elle-même chez eux et s’était garée dans l’allée. Sentant le malaise et la réticence de Claire, Ben l’avait assurée que n’importe qui était capable de l’utiliser, même elle, que c’était vraiment une « voiture pour les nuls ». Pendant qu’ils en personnalisaient les réglages à partir d’une appli, elle avait répliqué d’une bourrade en plissant les yeux. Après quoi il avait protesté, affirmant qu’il n’avait pas du tout voulu dire qu’elle était nulle.
« Je n’aime pas l’idée de ne rien maîtriser », avait-elle dit lors de leur premier trajet jusqu’à la clinique. Elle s’était agrippée à son siège quand la voiture avait clignoté pour doubler d’elle-même un autre véhicule.
« C’est parce que tu veux toujours tout régenter, avait répliqué Ben. Il faut que tu apprennes à faire confiance à des choses que tu ne maîtrises pas. Et puis l’assurance ne coûte presque rien et il faut qu’on commence à faire des économies, non ? »
Claire avait acquiescé à contrecœur. Toujours soucieux du détail, Ben avait passé un temps infini à chercher la voiture idéale pour leur situation, qui allait bientôt évoluer. Et après quelques mois difficiles, elle avait été heureuse de le voir redevenir lui-même. Il avait essayé de l’intéresser à la chose en lui proposant de choisir la couleur de la carrosserie et le tissu des sièges. Mais elle l’avait traité de misogyne, comme si l’achat d’une voiture était une « affaire d’homme » et qu’à part l’esthétique, elle était incapable d’y comprendre quelque chose. Ces derniers temps, Claire le rembarrait de plus en plus souvent. Mais il n’était jamais en tort et elle le regrettait immédiatement. Ce qui ne l’empêchait pas de continuer à le rabrouer ; et elle redoutait que le ressentiment silencieux qu’elle éprouvait envers lui ne devienne de plus en plus visible.
Le regard de Claire s’attarda un instant sur le coffre de la voiture, jusqu’à ce qu’un léger coup de pied dans ses reins l’arrache à ses pensées. « Bonjour ! » murmura-t-elle en se frottant le ventre, rond et gonflé. C’était la première manifestation de la présence du bébé, Tate, de la journée. Ils lui avaient donné ce surnom quand la sage-femme leur avait appris qu’il pesait environ une livre et avait la taille d’un paquet de sucre Tate & Lyle. Mais ce qui était au départ une plaisanterie était resté, et ils envisageaient sérieusement de lui donner ce prénom.
Si tout se passait comme prévu, dans deux mois, Claire serait mère pour la première fois. Le docteur Barraclough l’avait avertie qu’avec son hypertension, il était primordial d’éviter tout stress. Plus facile à dire qu’à faire. Et ces dernières heures, c’était tout bonnement impossible.
« Tu peux le faire » se dit-elle à voix haute avant d’ouvrir la portière. Claire déposa son sac à main sur le siège avant droit et se baissa pour s’installer, fesses en premier, dans la voiture. Son ventre de femme enceinte avait commencé à s’arrondir bien plus tôt que celui de ses amies qui avaient eu des enfants, et elle avait parfois l’impression de porter un bébé éléphant. Son corps semblait sans cesse tiraillé entre des forces antagonistes : certaines parties s’affaissaient, tandis que d’autres paraissaient prêtes à éclater.
Elle appuya sur un bouton pour refermer la portière et fit face au scanner de reconnaissance d’iris. Jetant un bref coup d’œil à son apparence, Claire nota que ses yeux bleus baignaient dans un halo rosâtre et que les cercles sombres qui les entouraient étaient encore visibles sous le fond de teint. Ce matin, elle n’avait pas lissé sa frange blonde qui pendouillait, lâche, sur ses sourcils.
Le scan ayant confirmé que Claire était une passagère enregistrée, le moteur électrique s’anima en silence, la console centrale et le système d’exploitation du tableau de bord s’illuminèrent, en bleu et blanc. Claire prononça : « Bureau de Ben » et une carte en 3D reliant la maison au bureau de Ben, quelques kilomètres à l’extérieur de la ville, apparut sur l’écran.
La voiture démarra et Claire sursauta lorsque les haut-parleurs se mirent à cracher, très fort, des hymnes de rock des années 1990. Claire détestait autant les goûts musicaux de Ben que le volume auquel il écoutait sa musique. Mais elle n’avait pas encore compris comment désactiver sa playlist en streaming ni comment s’en faire une à elle. Puis, en entendant les premières mesures d’une vieille chanson des Arctic Monkeys que Ben adorait, elle ne put ravaler ses larmes. Il en connaissait toutes les paroles par cœur.
« Pourquoi tu nous as fait ça ? Pourquoi maintenant ? » gémit-elle.
Claire s’essuya les yeux et les joues, éteignit la musique et garda le silence, inquiète, tandis que la voiture poursuivait son trajet. Elle se repassa la liste des choses à faire ; elle devrait mettre les bouchées doubles d’ici cet après-midi pour que ça puisse marcher. Elle se répéta que tout ce qu’elle faisait se justifiait. Que tout ça était pour Tate. Et elle avait beau mourir d’envie de rencontrer son bébé, une minuscule part d’elle-même voulait qu’il reste en sûreté en elle, là où elle pourrait continuer à le protéger de la cruauté du monde pour toujours.
Elle jeta un regard par le pare-brise juste au moment où sa voiture tourna inopinément à droite au lieu de prendre à gauche, dans la direction opposée à celle du bureau de Ben qui se trouvait dans la banlieue de Peterborough. Claire loucha sur l’itinéraire du système de navigation, sûre qu’elle l’avait correctement programmé. Puis elle se rappela que Ben lui avait dit que, parfois, les voitures sans chauffeur changent d’itinéraire quand elles apprennent qu’il y a des difficultés de circulation. Elle espéra que le trajet ne serait pas trop rallongé. Moins elle aurait de temps à passer dans cette voiture, mieux elle se porterait.
L’écran de la console vira tout à coup au noir. Claire hésita, puis appuya au hasard sur diverses icônes, cherchant un moyen de redémarrer le système. Ce qui n’eut aucun effet.
« Bon Dieu ! » marmonna-t-elle. Ce n’était vraiment pas le jour à avoir un véhicule défaillant. La voiture tourna à nouveau, empruntant cette fois une rampe d’accès puis une route à quatre voies qui, elle le savait, l’éloignait encore plus de sa destination.
Elle commençait à être troublée. « Qu’est-ce qui se passe ? » demanda-t-elle tout en maudissant Ben de l’avoir convaincue d’acheter une voiture sans commandes manuelles. Elle essaya encore d’autres boutons, espérant que quelque chose lui permette de reprendre le contrôle du système et de demander à la voiture de s’arrêter.
« Nouvelle destination en cours de programmation, fit une voix douce et féminine que Claire reconnut comme celle du système d’exploitation. Nouveau calcul de la route. Arrivée à la destination choisie dans deux heures, trente minutes.
— Quoi ?!? répondit Claire. Mais non ! On va où ? »
La voiture s’arrêtant à un feu rouge, elle y vit une chance de descendre. Elle détacha vivement sa ceinture de sécurité et appuya sur le bouton d’ouverture de la portière. Une fois dehors, elle pourrait se ressaisir et repenser son plan. Elle savait que, quoi qu’elle fasse, elle ne pouvait pas laisser la voiture sans surveillance, sous aucun prétexte. Mais la portière résista. Elle essaya, encore et encore, de la pousser, mais rien ne se produisit. Le bébé donna un nouveau coup de pied.
« Ça va aller, ça va aller », répéta-t-elle, essayant de se convaincre, autant que le bébé, qu’elle pouvait trouver un moyen de sortir de là.
Claire se tourna vers la voiture arrêtée au feu à côté de la sienne et se mit à faire de grands signes pour attirer l’attention du conducteur. Mais il était trop absorbé par le film qui passait sur son pare-brise connecté. Ses gestes se firent de plus en désespérés, jusqu’à ce qu’elle finisse par attirer son regard. Il tourna la tête vers elle mais, en une fraction de seconde, les vitres de la voiture de Claire passèrent du transparent à l’opaque. On venait de modifier à distance le réglage de l’intimité, pour que personne ne puisse être le témoin de son désespoir.
La terreur l’envahit lorsqu’elle finit par réaliser ce qui se passait : quelqu’un d’autre contrôlait sa voiture.
« Bonjour, Claire », commença une voix masculine dans les haut-parleurs.
Elle laissa échapper un cri. La voix était calme, détendue, amicale presque, mais tout à fait malvenue.
« Tu as peut-être compris que ce véhicule n’est plus sous ton contrôle, continua la voix. À partir de maintenant, c’est moi qui décide de sa destination.
— Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous voulez ?
— Ces questions n’ont pas d’importance, répondit la voix. La seule chose qu’il te faut savoir pour le moment, c’est que dans deux heures et trente minutes, il y a de grandes chances que tu sois morte. »
Jude Harrison avait les yeux rivés sur le câble du chargeur branché dans la calandre de sa voiture.
Il ne savait plus très bien depuis combien de temps il était assis dans ce véhicule à fixer le point de chargement, ni pourquoi son attention s’y était arrêtée. Comprenant qu’il avait perdu la notion du temps, il consulta l’horloge de son tableau de bord. S’il ne voulait pas se mettre en retard, il allait devoir bouger bientôt. Ses yeux se posèrent sur l’indicateur de charge – il restait dix minutes pour que sa batterie soit à 100 %. Le trajet qu’il avait à faire ne nécessitait pas une charge complète, mais dès que l’indicateur descendait au-dessous de 75 %, il devenait nerveux.
La plupart des autres véhicules du parking du supermarché se rechargeaient avec des méthodes plus intelligentes que le sien. Ils utilisaient des chargeurs sans contact, par induction, incrustés dans la chaussée aux feux rouges, aux ronds-points, dans les parkings et même dans les drive-thru des fast-foods. Jude avait acheté sa voiture sans chauffeur au début de la Révolution routière lancée à grand bruit par le gouvernement. Du jour au lendemain, il était passé de conducteur à Passager, quelqu’un dont le véhicule ne possédait plus de commandes manuelles. La voiture prenait toutes les décisions elle-même. Comparée à beaucoup, la sienne était désormais obsolète, elle cesserait bientôt de mettre à jour automatiquement son logiciel de pilotage, l’obligeant ainsi à en acheter une nouvelle. On lui avait fait miroiter des avantages financiers s’il en achetait une plus récente, plus high-tech, mais il avait refusé. Il ne servait à rien de dépenser de l’argent pour quelque chose dont il n’aurait bientôt plus l’utilité.
Son ventre émit un gargouillement sourd, guttural, lui rappelant qu’il fallait le nourrir. Il savait qu’il fallait manger pour préserver son énergie et passer la matinée. Mais il n’avait pas d’appétit, même pas pour les barres chocolatées qu’il gardait dans les poches extérieures de ses bagages posés sur le siège arrière. Il descendit de voiture, entra dans le supermarché mais se rendit aux toilettes, pas dans les rayons d’alimentation. Là, il déféqua, puis se lava le visage et les mains et les sécha sous la machine fixée au mur. Il sortit de sa poche une brosse à dents jetable imprégnée d’une pâte qui moussait une fois mélangée à la salive et entreprit de se brosser les dents.
La lumière crue au-dessus du miroir se reflétait sur son crâne, soulignant la raréfaction de ses cheveux autour de ses tempes. Il s’était récemment résolu à les garder très courts plutôt que d’essayer de faire illusion. Il se rappela que son père les avait prévenus, son frère et lui, qu’il avait commencé à perdre ses cheveux le jour de ses trente ans, et Jude suivait ses traces. Ses amis investissaient dans des traitements pour garder leurs cheveux ; Jude refusait de le faire, comme il refusait toutes ces modifications cosmétiques si répandues. Il n’avait même pas fait redresser ses deux dents du bas qui se chevauchaient et qui l’obligeaient à garder les lèvres closes quand il souriait.
Il s’était passé près d’une semaine depuis la dernière fois qu’il s’était rasé, et son teint mat paraissait plus sombre encore. Malgré la fatigue, le blanc de ses yeux restait lumineux et donnait à ses iris verts la couleur d’une pomme mûre. Il plaqua la paume de ses mains sur son T-shirt, suivit du doigt la ligne de son ventre et de ses côtes. Il savait qu’il avait perdu du poids depuis un mois et mettait ce stress sur le compte de tout ce qu’il avait fallu faire pour que cette journée soit un succès.
Il chercha l’heure à son poignet, oubliant qu’il n’avait plus de montre depuis longtemps. Elle accumulait des données sur son pouls et sa température pour analyser son métabolisme, sa tension artérielle et autres indicateurs dont il n’avait rien à faire. Il n’avait pas besoin de lire des chiffres sur un écran pour savoir que son niveau de stress crevait le plafond.
Jude revint à sa voiture et, satisfait de voir la batterie pleine, il débrancha le chargeur et inspira profondément plusieurs fois avant d’embarquer et d’informer le système d’exploitation du véhicule, activé à la voix, de sa prochaine destination.
La voiture se lança sur les routes de banlieue à moins de quarante kilomètres-heure, et Jude se rappela à quel point il aimait être l’unique pilote d’un véhicule. Il avait passé son permis le jour de son dix-septième anniversaire et, à l’époque, ça lui paraissait la plus grande réussite du monde, celle qui lui accordait la liberté dont il avait rêvé. Il pouvait enfin franchir les frontières du village où il avait grandi. Il ne dépendait plus de bus aux horaires incertains, de ses parents ou de son frère aîné pour aller découvrir le monde. L’idée qu’aujourd’hui, des enfants de quatorze ans étaient des Passagers dans des véhicules totalement autonomes le mettait mal à l’aise. C’était comme s’ils trichaient.
Jude se rappelait aussi l’époque où il fallait éviter les routes comme celles-là à cette heure de la matinée, encombrées par la circulation, pare-chocs contre pare-chocs, aux heures de pointe. Aujourd’hui, les voitures glissaient avec fluidité dans les rues, conversaient entre elles par un réseau de systèmes de communication permettant de réduire étranglements et embouteillages. Il détestait ces voitures, mais elles offraient quelques avantages.
Une barre de son et un grand écran OLED interactif qui lui donnait accès à tout, du choix de son programme télé à ses e-mails, ses réseaux sociaux et ses lectures, occupaient presque tout son tableau de bord. Il fit dérouler le menu jusqu’à ce qu’il trouve un dossier bleu intitulé Vacances en famille. Dedans, il ouvrit un sous-dossier baptisé Grèce et un choix de plusieurs vidéos apparut. Il s’arrêta sur celle portant la mention Restaurant et lança la lecture.
L’image en super HD était si claire qu’il eut l’impression d’être là-bas, à se détendre sur une chaise longue à la terrasse d’un restaurant à côté de Stephenie, emmitouflé dans un pull chaud, et à profiter du soleil qui se couchait sur un vaste panorama. La caméra balaya doucement le paysage de gauche à droite, en zoomant sur le croissant de la baie et les îles inhabitées, face à eux. Au-dessus, de rares nuages illuminés de bleu et d’orange projetaient leur ombre sur les îles. Il entendit la voix de Stephenie qui demandait :
« Tu vois le bateau, là-bas ? Là, derrière l’île. Il n’y a que la poupe qui dépasse.
— Ah, oui, je le vois, maintenant », répéta Jude par-dessus la voix enregistrée. Il connaissait le dialogue par cœur et doubla silencieusement la réponse de Stephenie : « Un jour, on devrait faire une croisière autour du monde, dit-elle. Et on pourra passer notre retraite à voir le soleil se coucher sur tous les océans et tous les continents. Qu’est-ce que tu en dis ?
— Parfait ! répondit Jude. Ça me va parfaitement. »
Il n’avait compris que depuis quelques années que la perfection était un concept impossible.
Il referma le dossier et abaissa la température dans l’habitacle à l’aide de l’écran. Cette matinée de printemps s’avérait plus chaude que ne l’avaient annoncé les bulletins météo. Mais l’affichage resta obstinément bloqué sur vingt-sept degrés.
« Voiture, commença Jude qui contrairement à la plupart des gens n’avait pas personnalisé son logiciel en lui attribuant un nom, mets en route la climatisation. »
Rien ne se produisit. Le véhicule exécutait en principe toutes les tâches demandées, et la voix de Jude était la seule programmée pour être reconnue.
« Voiture, répéta-t-il d’une voix plus ferme, réponds à ma demande ! »
Toujours rien.
Il maudit ce bug du logiciel et retroussa ses manches. Puis il attrapa un clavier sans fil dans le vide-poches de la portière, se connecta à sa messagerie et commença à écrire un e-mail. Il choisit de le taper, préférant l’ancienne méthode, plutôt que de le dicter ou de l’envoyer par vidéo.
Chers tous, commença-t-il, excusez-moi pour ce message impersonnel mais…
« Bonjour, Jude.
— Merde ! » Jude jura à voix haute et fit tomber son clavier à ses pieds. Il jeta un coup d’œil circulaire à la voiture, comme s’il s’attendait à découvrir un second Passager qui se cachait.
« Comment vas-tu, ce matin ? reprit la voix.
— Bien, merci. Qui êtes-vous et comment avez-vous eu mon numéro ? »
Il examina l’icône du téléphone de son tableau de bord mais il était éteint.
— Il faut que tu m’écoutes attentivement, Jude, reprit calmement la voix. Dans environ deux heures et demie, tu vas mourir. »
Jude cligna des yeux.
« Qu’est-ce que vous venez de dire ?
— La destination que tu as entrée dans ton GPS va être remplacée par une autre, que j’ai choisie. »
Jude fixa l’écran de son tableau de bord, où de nouvelles coordonnées apparurent.
« Sérieusement, qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il. Qui êtes-vous ?
— Je te donnerai plus de détails plus tard mais pour l’instant, assieds-toi confortablement et profite de cette superbe matinée de printemps, ce devrait être ta dernière. »
Tout à coup, les vitres de la voiture s’opacifièrent. Plus personne ne pouvait voir qu’il était piégé à l’intérieur.
Essex Herald & Post Online
Une des actrices préférées des Britanniques rendra visite aujourd’hui à de jeunes malades du cancer dans un hôpital de l’Essex.
Sofia Bradbury, 78 ans, visitera la toute nouvelle aile de l’hôpital Princesse-Charlotte, qu’elle a contribué à financer grâce à une campagne de trois ans qui a permis de récolter des millions de livres.
« Rappelle-moi où je suis censée aller, parce que je suis infoutue de m’en souvenir, dit Sofia Bradbury d’un ton brusque.
— Encore ? » répliqua Rupert, exaspéré.
Sofia n’était pas d’humeur à se faire traiter comme une enfant. Les analgésiques et les anti-inflammatoires qu’elle avait avalés au petit déjeuner avec un grand verre de cognac avaient peu d’effet sur l’arthrose lombaire qui la faisait souffrir. Pour ne rien arranger, ses appareils auditifs fonctionnaient mal et certains mots lui échappaient.
« L’hôpital, tu te souviens ? poursuivit Rupert avec de la lassitude dans la voix. Rassure-moi, tu es bien dans la voiture, là ?
— Je suis dans un vaisseau spatial, peut-être ? Où veux-tu que je sois !
— Je vais envoyer l’adresse à ton GPS.
— Mon quoi ?
— Oh, bon sang ! La carte sur ton écran. »
Sofia vit des coordonnées apparaître sur la console centrale, suivies du calcul de l’itinéraire que sa voiture devait suivre depuis chez elle à Richmond, au sud-ouest de Londres. Les portes papillon se verrouillèrent et le véhicule démarra, avec pour seul bruit celui du gravier crissant sous les larges pneus.
« Et j’y vais pourquoi, au fait ? » demanda Sofia.
Elle entendit à peine Rupert soupirer : « Je le lui ai déjà dit ce matin. » Elle supposa qu’il s’adressait au stagiaire, un garçon très efféminé qui partageait son bureau. Rupert changeait d’assistant avec une régularité alarmante, se dit-elle, et ils avaient toujours la même apparence : T-shirts serrés, jeans moulants et torse fluet.
« Rupert, tu es mon agent. Si je te pose une question, tu dois me répondre.
— C’est la réception avec des jeunes atteints du cancer.
— Ah, oui. » Soudain inquiète, elle fronça les sourcils. Mais ses muscles faciaux étaient encore trop insensibles après sa visite de la semaine dernière chez le dermatologue pour qu’elle puisse sentir quelque chose au-dessus de la bouche. « Ça ne va pas encore être une de ces réceptions où personne ne sait qui je suis, si ?
— Mais non, bien sûr.
— Ne me dis pas “mais non bien sûr” comme si ça n’était jamais arrivé. Tu te rappelles cette école de Coventry où ils étaient tous trop jeunes pour me reconnaître ? Quelle humiliation. Ils avaient cru que j’étais la femme du Père Noël.
— Mais non. Comme je te l’ai déjà expliqué, ceux-là sont des pré-ados et on m’a assuré qu’ils étaient tous fans de L’Espace et le temps.
— J’ai fini de tourner ça il y a dix ans, répliqua Sofia.
— Non, pas déjà dix ans, si ?
— J’ai peut-être soixante-dix-huit ans, mais je ne suis pas encore sénile, figure-toi. Je m’en souviens parfaitement parce que c’est la dernière fois que tu m’as décroché un rôle dans une série en prime time. Donc je ne risque pas de l’oublier, hein ? »
Même en ayant lu le script une dizaine de fois, y compris en plein tournage, Sofia n’avait pas la moindre idée de ce que racontait le scénario de cette série de science-fiction grand public. Tout ce qu’elle avait saisi pendant qu’elle jouait devant un fond vert et qu’elle fuyait un cameraman hors-champ qui agitait une balle de tennis accrochée à un bâton, c’est qu’on ajouterait à la prise, en post-production, une tête d’alien. Mais Sofia n’avait jamais regardé un seul épisode. Les années passant, elle regardait de plus en plus rarement ses propres œuvres. Elle n’éprouvait aucun plaisir à se voir vieillir.
Ces derniers temps, le travail s’était fait plus sporadique, et les rôles proposés de moins en moins intéressants. Sofia avait essayé de rester dans la course en renonçant à son cachet pour jouer dans quelques films d’étudiants en cinéma, et elle avait sillonné le pays avec des productions théâtrales régionales de Macbeth et de La Tempête saluées par la critique. On lui avait aussi proposé de grosses sommes d’argent pour figurer au générique de deux soap-opéras qui duraient depuis longtemps. Mais elle n’éprouvait aucun plaisir à jouer les grand-mères, habillée en costume de deuxième main et à peine maquillée ; elle avait refusé les deux rôles sans hésiter.
Elle préférait se remonter le moral en se faisant remonter le menton et les seins, grâce au bistouri d’un chirurgien de Harley Street. Aujourd’hui, les rides et les plis du dos de ses mains étaient les seuls signes trahissant son âge véritable.
« Oh, Oscar, qu’est-ce que tu as mangé ? » dit-elle en grondant le loulou de Poméranie blanc qui dormait à côté d’elle, agitant les mains pour essayer de chasser l’odeur toxique qu’il venait de lâcher. Le chien ouvrit brièvement un œil noir, se resserra contre sa hanche et referma l’œil.
Sofia ouvrit le fermoir de son sac à main Chanel vintage et en sortit un petit miroir. Elle appliqua une nouvelle couche de son fameux rouge à lèvres pourpre sur ses lèvres et vit, agacée, qu’il avait débordé en deux lignes verticales sous son nez. Elle plissa le front en voyant combien ses yeux gris s’étaient délavés et nota mentalement qu’elle devait demander à l’assistant de Rupert de chercher s’il existait un moyen médical d’atténuer leur teinte laiteuse. Avec ses vernis, ses pommettes retendues, ses implants capillaires et mammaires, elle se demanda un instant s’il restait quelque chose de la Sofia Bradbury d’origine, hormis l’ambition.
« Tu as des nouveaux scripts à me faire lire ? demanda-t-elle à Rupert.
— J’en ai reçu deux, mais je ne crois pas qu’ils soient pour toi.
— C’est à moi d’en juger, non ?
— Eh bien, le premier est un rôle de prostituée vieillissante atteinte d’un cancer en phase terminale dans une série TV interminable qui se déroule en milieu hospitalier. L’autre, c’est une vidéo musicale pour un groupe féminin. Il faudrait que tu joues… un fantôme.
— Oh, pour l’amour de Dieu ! soupira Sofia. Ils me veulent soit jambes écartées sur mon lit de mort, soit revenant d’outre-tombe. Je me demande parfois si tout ça a un sens, bon sang !
— J’envoie les résumés à ta voiture tout de suite, comme ça tu pourras les lire pendant le trajet. »
Sofia n’avait pas fini de lever les yeux au ciel que les descriptions des personnages s’affichaient sur son pare-brise, qui pouvait d’un geste se transformer en télévision grand écran. Il lui suffit de lire deux lignes décrivant chaque personnage pour refuser les rôles.
Elle n’avait pas besoin d’argent. Elle cherchait la reconnaissance, l’estime. Et les apparitions annuelles à des conventions de SF ou dans des talk-shows télévisés ne suffisaient pas. Alors qu’elle avait foulé les planches pour la première fois à l’âge de sept ans, le BAFTA, l’académie britannique du cinéma et de la télévision, ne lui avait toujours pas offert d’en être membre à vie, et ça l’agaçait.
Est-ce qu’ils savent ? se demanda-t-elle tout à coup. Il y aurait eu des rumeurs ? Est-ce que le BAFTA sait ce que tu as fait et te punit pour ça ? Elle détestait entendre cette voix intérieure, qui la hantait depuis près de quarante ans. Elle la chassa de son esprit dès qu’elle apparut.
Sofia renfonça son dos douloureux au fond du siège et appuya sur un bouton pour se le faire masser, avec des vibrations profondes, pénétrantes. Elle se servit un autre cognac tiré du réfrigérateur de l’accoudoir. Elle se dit que le meilleur côté des voitures sans chauffeur, c’est qu’on pouvait boire et conduire en toute légalité. Elle passa ses ongles manucurés sur le luxueux cuir de veau. Puis elle pianota sur les garnitures en bois de Macassar, et enfin plongea la main dans l’épais tapis de laine de vigogne. En se passant de chauffeur, elle avait pu s’offrir cette Imperial GX70, la voiture autonome la plus chère à ce jour. Elle n’avait aucune idée du fonctionnement d’une voiture sans chauffeur, et s’en moquait – tant que Rupert s’assurait à distance qu’elle allait du point A au point B, et qu’elle était à l’heure, le reste n’avait pas d’importance.
« Rupert, demanda-t-elle timidement, tu es toujours là ?
— Oui, bien sûr. Que puis-je pour toi ?
— Est-ce que mon… est-ce que… Patrick viendra aujourd’hui ?
— Oui. Son compte est toujours relié à ton calendrier. Il a annoncé son intention d’être là, j’ai donc réservé une voiture qui viendra le chercher au golf. Il te retrouvera à l’hôpital. »
Sofia laissa flotter un moment les paroles de Rupert, sachant les complications que pouvait créer la présence de son mari.
« Je te rappelle plus tard », dit-elle doucement avant de raccrocher sans attendre la réponse. Ses ongles s’étaient enfoncés si fort dans la paume de son autre main qu’elle était au bord de se faire saigner.
« Bonjour, Sofia », fit une voix masculine qu’elle ne reconnut pas.
Sofia jeta un regard noir à la console, supposant qu’elle avait accidentellement touché quelque chose et répondu à un coup de téléphone.
« Rupert ? Pourquoi est-ce que tu prends cette voix idiote ?
— Ce n’est pas Rupert, répondit la voix. Et vous serez peut-être surprise d’apprendre que votre véhicule n’est plus sous votre contrôle.
— Il n’a jamais été sous mon contrôle, répondit Sofia en riant. J’emploie des gens pour ça. Pour être sûre que quelqu’un les contrôle pour moi.
— Hélas, je ne suis pas un de vos employés. Je dirige cependant la destination de votre voiture.
— Grand bien vous fasse ! Maintenant, si vous voulez bien arrêter de faire l’andouille, passez-moi Rupert, s’il vous plaît.
— Rupert n’a rien à voir là-dedans, Sofia. J’ai programmé votre voiture pour qu’elle suive un autre trajet, ce matin. Et dans deux heures et trente minutes, vous serez probablement morte.
— J’ai lu le script, mon cher, soupira Sofia. Je ne jouerai pas une pute mourante dans une série hospitalière du samedi soir. Je suis Sofia Bradbury, et je pense que Sofia Bradbury mérite un petit peu mieux que ça.
— Vous aurez de mes nouvelles très bientôt. »
La voiture redevint silencieuse.
« Allô ? Allô ? »
Sofia jeta un coup d’œil à la carte et ce n’est qu’en voyant les indications M25 et M1 qu’elle comprit qu’elle quittait Londres et se dirigeait vers le nord, au lieu d’aller vers un hôpital de l’Essex.
« Rupert ? dit-elle. Rupert ? Qu’est-ce qui se passe, bon Dieu ? »
Tout à coup, Sofia plissa les yeux et inclina la tête, comme si elle venait de comprendre. Un large sourire se peignit sur son visage.
« Rupert, espèce de petit cachottier, tu as réussi, c’est ça ? Tu m’as décroché un rôle dans cette émission ? »
Elle sentit des élancements dans son dos en s’avançant sur le bord du siège. Elle grimaça en jetant un regard circulaire. « Ils ont caché des caméras ou ils n’utilisent que celle du tableau de bord ? »
Il n’y avait que trois émissions de télé-réalité auxquelles Sofia aurait pu envisager de participer. Mais les tentatives de Rupert pour organiser des réunions avec les producteurs avaient toutes été repoussées. On avait jugé Sofia en trop mauvaise santé pour danser et trop vieille pour rester un mois dans la jungle péruvienne. Mais Célébrités au pied du mur était la nouvelle émission dont tout le monde parlait autour de la machine à café, et tous les comédiens en perte de vitesse rêvaient d’y apparaître.
Dans le premier épisode de chaque série, dix personnalités connues étaient arrachées sans prévenir à leur train-train quotidien. On les emmenait discrètement dans un lieu inconnu où ils se mesuraient dans plusieurs épreuves physiques et intellectuelles. Des caméras filmaient tous leurs mouvements pendant une semaine. Un an auparavant, Sofia avait vu avec jalousie l’actrice Tracy Fenton, sa rivale depuis plus de quarante ans, faire partie des heureuses élues. Elle aussi avait été enlevée alors qu’elle était en voiture, et sa popularité retrouvée lui avait permis d’apparaître au générique de deux séries haut de gamme sur le câble. Apparemment, aujourd’hui, les producteurs de Célébrités au pied du mur avaient choisi Sofia.
Elle serra les poings pour contenir son excitation – son retour était imminent, elle le sentait. Et pas en jouant des vieilles grand-mères dans des soaps. En jouant son propre rôle retransmis dans tous les foyers, dans les voitures, sur les téléphones et les tablettes, chaque soir de la semaine.
Sofia ressortit le petit miroir de son sac à main et vérifia son maquillage sous tous les angles, poudrant, atténuant, soulignant là où il le fallait. Puis elle prit un autre analgésique qu’elle fit descendre d’une rasade de cognac.
« Et voilà, Oscar, dit-elle fièrement en caressant la tête de son chien. Maman est de retour au sommet. Tu vas voir. »
Elle assura son sourire et regarda droit dans la caméra. Pour la première fois depuis longtemps, elle n’eut pas peur de contempler sa propre image qui apparaissait devant elle sur l’écran.
« Tu es sûre que tes parents ont réservé la date ? demanda Sam. Ta mère ne se rappelle jamais quel jour elle a proposé de faire du baby-sitting.
— Oui, je suis sûre, répliqua Heidi. J’ai déjà mis la date dans le calendrier familial, donc elle recevra tous les jours un SMS de rappel dans la semaine qui précède. Et toi ? Tu seras bien rentré à Luton à ce moment-là ?
— Mmm. Je devrais être rentré.
— Alors, quand est-ce que tu vas me dire ce que tu as organisé ?
— Jamais. Comme je te l’ai dit, c’est une surprise.
— Je déteste ça, tu le sais.
— La plupart des femmes aiment les surprises.
— La plupart des femmes ne sont pas flics, et dans mon boulot, une surprise est rarement une bonne chose.
— Eh bien, que celle-là soit l’exception. Pour une fois, fais confiance à ton mari ! »
Heidi voulut rire mais se retint. Elle acheva de se limer les ongles et repensa à la tentative de l’an dernier : un dîner de poisson au pub du coin. Comme ils manquaient d’argent, elle avait gardé pour elle sa déception. Presque un an plus tard, elle avait découvert la vraie raison de leurs difficultés financières. Mais elle avait choisi de ne rien dire.
Elle consulta l’heure d’arrivée prévue au tableau de bord de la voiture – elle parviendrait à destination dans vingt minutes. Il lui fallait trouver de quoi tromper son anxiété. Elle décida de se vernir les ongles. Elle ouvrit son sac à main et en sortit trois flacons de différentes nuances de blanc.
« Lequel je devrais mettre ? » demanda-t-elle en les présentant à la caméra du tableau de bord.
Elle observa Sam les étudier soigneusement depuis la console de sa propre voiture.
« Le blanc », répondit-il avant de prendre une nouvelle cuillerée du porridge tiède qu’il avait emporté dans un Tupperware et de l’enfourner dans sa bouche. Heidi détestait être Passagère dans sa voiture à lui, le matin. Ça puait les flocons d’avoine au lait ou le bacon bien cuit.
« Mais quel blanc ? insista Heidi qui vit Sam hésiter, comme s’il savait d’instinct que c’était un test.
— Celui de gauche.
— Bien joué. Tu t’es souvenu que c’est celui que j’avais choisi pour notre mariage.
— Impossible de l’oublier. »
Heidi savait que son mari mentait, puisqu’elle mentait aussi. Elle avait mis du rose layette, ce jour-là. Depuis peu, elle se retrouvait à le tester de plus en plus souvent, sur les sujets les plus innocents et les plus futiles, juste pour savoir à quel point il était capable de mentir.
— Cette couleur me rappellera toujours quand j’étais avec Kim et Lisa dans le bar à ongles, reprit-elle, affabulant au fur et à mesure. On a rendu la patronne folle avant d’arriver à se décider sur la couleur. Kim n’arrêtait pas de me dire de choisir l’ivoire pour aller avec ma robe, mais je voulais quelque chose d’un peu plus brillant.
— Tu as fait le bon choix. Tu étais ravissante. »
Heidi essaya de déchiffrer son sourire, espérant secrètement qu’il était sincère. Elle le revit l’attendre devant l’autel, tourner la tête quand l’organiste avait attaqué les premières mesures de la marche nuptiale de Wagner, et se tamponner les yeux après l’avoir vue. Encore aujourd’hui, après tout ce qui s’était passé, elle ferait tout pour revivre ne serait-ce qu’un instant ces premiers temps de leur couple, dignes d’un conte de fées.
« Tu te rappelles notre première soirée en amoureux ? demanda Heidi.
— Bien sûr ! Dans ce restaurant de poisson, dans la grand-rue d’Aldeburgh.
— Non, ça c’était la deuxième.
— Je ne compte pas la première parce que c’est le soir où on s’est rencontrés.
— C’est vrai, tu faisais un enterrement de vie de garçon d’enfer.
— Le témoin de Bob nous avait loué deux mini-bungalows dans un camping plein de retraités et le seul club de la ville fermait à onze heures. Et puis je t’ai vue, toi et tes copines, vous rentriez à pied au camping, et tout a basculé. On a passé la nuit à boire du prosecco, et fini en regardant le soleil se lever sur la plage. »
Heidi sentit une vague de chaleur sur sa peau, reflet de ce qu’elle avait ressenti quand Sam s’était penché vers elle pour l’embrasser pour la première fois. À l’époque, après l’effondrement du mariage de ses parents, elle ne croyait pas à l’amour éternel. Et pas un instant, elle n’avait supposé pouvoir tomber amoureuse si fort et si vite. La chaleur reflua aussi rapidement qu’elle était venue. Elle souffla doucement sur les ongles de sa main et entreprit de vernir l’autre.
« Qui aurait cru à l’époque qu’on fêterait notre dixième anniversaire de mariage ? demanda-t-elle.
— Moi, parce que je n’avais jamais rencontré quelqu’un avec qui je me sentais autant sur la même longueur d’onde. Hors de question de te laisser filer. Et pendant que j’y suis, à part une tronçonneuse pour couper la chaîne du boulet qu’on traîne au pied, qu’est-ce qu’on est censés s’offrir pour fêter ça ?
— Quelque chose en fer blanc.
— Donc si je mets un papier cadeau autour d’une boîte de conserve, tu seras heureuse ?
— Essaie, et tu verras combien de temps le proctologue mettra à te l’enlever !
— Et il y avait quoi sur la liste des cadeaux d’anniversaire à la mode que tu as cherchée sur Google ?
— Des diamants. Toujours les meilleurs amis des femmes, apparemment.
— Je croyais que c’était moi, ton meilleur ami ? »
Oui, c’était toi, se dit Heidi. À une époque, tu étais tout pour moi.
Elle regarda Sam essuyer ses lunettes avec sa cravate. Il n’en portait pas quand ils s’étaient rencontrés – ses cheveux et sa barbe n’étaient pas non plus parsemés de gris et il n’avait pas encore de pattes d’oie au coin des yeux quand il riait. Elle se demanda s’il l’avait vue vieillir comme elle l’avait vu vieillir, lui. C’est peut-être comme ça que tout avait commencé. Les coupables, c’étaient ses gènes. Elle était physiquement moins attirante pour lui qu’au début de leur histoire d’amour. Mais n’était-ce pas la raison d’être du mariage ? L’important n’est pas la cérémonie ou les grands élans pour marquer un anniversaire de mariage ; il s’agit d’avancer aux côtés de quelqu’un, quoi qu’il arrive. De vieillir avec quelqu’un et de l’aimer, malgré ses défauts. Jusqu’à ce que la mort nous sépare, se dit-elle.
Heidi se demanda comment les autres la voyaient. Dans sa tête, elle était toujours une jeune femme de vingt ans qui avait toute la vie devant elle. En réalité, elle avait quarante ans, était mère de deux enfants et ses cheveux, autrefois blonds et épais, perdaient de leur éclat. Ses dents jaunissaient, et la peau de son cou perdait de son élasticité. La gravité la faisait tomber, emportant avec elle ses taches de rousseur. Aujourd’hui, elles étaient moins de mignonnes petites taches brunes que de gros pâtés d’encre. Et il n’y avait pas que son air qui s’était durci avec le temps ; son caractère aussi. À cause de son métier, elle avait du mal à voir le bon côté des gens. Elle ne savait plus pleurer, ni de joie, ni de tristesse. Elle avait parfois l’impression d’être de pierre. Vous pouviez briser sa coquille, elle était tout aussi dure à l’intérieur.
« Tu ne regrettes jamais cette période ? demanda-t-elle soudain.
— Quelle période ?
— Celle où on pouvait boire, fumer, sortir quand on voulait ou foutre le camp pour un week-end dans une grande ville d’Europe sans avoir à se préoccuper des gosses ?
— Si, parfois, comme le jour où ils ont chopé une gastro juste avant Noël et que la maison puait comme un vomitorium romain. Mais sinon, non. Notre aventure à nous est bien plus amusante avec eux.
— Si on peut trouver une promo de dernière minute pas trop chère, on devrait les emmener dans le sud de la France quelques jours, en août. On prend un minimum de bagages, on programme l’adresse, on part de nuit et on dort dans la voiture pendant qu’elle roule. On pourrait être à Lyon le lendemain matin. »
Heidi connaissait la réponse de Sam avant de l’entendre.
« On verra. »
Dès qu’il s’agissait de voyages à l’étranger, depuis leur mariage, la réponse était toujours « on verra ». Un Noël sur deux, il allait rendre visite à sa mère, qui avait un appartement en Algarve. Mais il y allait toujours seul.
« Dis, rappelle-moi, tu m’emmènes où pour notre anniversaire de mariage ?
— Oh, bon Dieu, si tu veux vraiment le savoir, je vais te le dire. Mais ne viens pas te plaindre après que j’ai gâché la surprise.
— Allez, vas-y ! Crache !
— OK. Bon. J’ai loué un bungalow à Aldeburgh pour le week-end, et j’avais prévu d’emporter un pique-nique de petit déjeuner pour qu’on puisse commencer la journée là où tout a commencé, au soleil levant.
— Oooh, c’est gentil », répondit Heidi sans en penser un mot. Sam supposait visiblement que c’était un geste romantique et plein d’attention. « C’est vraiment une bonne idée.
— C’est ce que je me suis dit, répondit-il. Et puis je me suis souvenu de la tête que ma femme a faite quand je l’ai emmenée au pub, l’année dernière. Alors au lieu de ça, je nous ai pris deux billets pour une comédie musicale du West End, à Londres, et j’ai réservé un super dîner dans un restaurant chic et une chambre dans un hôtel de Covent Garden. »
Heidi savait que ça n’arriverait jamais mais elle décida de jouer le jeu.
« Tu es sérieux ? Tu crois qu’on peut se le permettre ? Il y a la sortie de classe de neige de James qui va arriver et…
— Mais oui, on peut se le permettre ! » répliqua Sam. Heidi décela l’irritation dans sa voix. « Je mets de l’argent de côté depuis un moment pour ça. »
Heidi ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais changea d’avis. Elle leva ses mains tout juste vernies devant la caméra : « Qu’est-ce que tu en penses ? » demanda-t-elle. Mais avant que Sam puisse répondre, son image disparut. « Sam ? On a été coupés ? »
Pendant ce temps, dans sa voiture, à quelques kilomètres de là, son mari Sam tapait du plat de la main sur le tableau de bord pour essayer de rallumer l’écran. Il payait le fait d’avoir ignoré les rappels automatiques de la voiture à renouveler sa vignette de six mois, à mettre à jour le logiciel et à prendre rendez-vous pour un diagnostic matériel. Il n’avait pas non plus pris rendez-vous pour la voiture de Heidi, mais elle n’avait pas besoin de le savoir. Il y avait beaucoup de choses qu’elle n’avait pas besoin de savoir.
« Je t’entends toujours, dit Sam.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— On a dû tomber dans un trou noir du wi-fi.
— Alors pourquoi est-ce que mon GPS se reprogramme avec un autre itinéraire ? »
Sam déposa son bol de porridge maintenant vide sur le siège à côté de lui. « Ça fait ça de temps en temps, non ? Tu sais, s’il y a eu un accident ou s’il y a des bouchons sur le trajet. » Il jeta un coup d’œil à son écran. « Attends. Le mien fait pareil. Que… Merde, où est-ce qu’il nous… »
Il n’eut pas le temps de finir sa phrase. La voix qui jaillit des haut-parleurs n’était ni celle de Sam, ni celle de Heidi.
TVNews.co.uk
Flash de 7:05
La police du Leicestershire a arrêté douze individus soupçonnés de trafic d’êtres humains, d’exploitation du travail et d’esclavage moderne.
Les agents ont investi tôt ce matin deux établissements de Leicester ainsi que trois domiciles situés à Rugby. Deux hommes et une femme seront présentés au tribunal aujourd’hui même, et neuf personnes sont toujours placées en garde à vue.
« Je vais y arriver, je vais y arriver, je vais y arriver… »
Shabana se répétait ce mantra entre ses dents tandis que la voiture démarrait, l’éloignant du seul foyer qu’elle eût connu en vingt ans. C’est pour de vrai, songea-t-elle. L’impensable devenait réalité.
Il ne s’était passé que trente minutes depuis que son fils, Reyansh, était apparu à la porte d’entrée de la maison familiale, la suppliant de l’écouter. Même ravie de le voir, elle avait tout d’abord eu peur pour lui.
« Qu’est-ce que tu fais là ? » avait-elle dit en lui prenant les joues, le regard filant de son aîné aux maisons des voisins pour vérifier que personne n’avait constaté son retour. Il était essoufflé. « Tu sais qu’il ne faut pas que tu viennes ici, avait poursuivi Shabana. C’est dangereux pour toi.
— Ça n’a plus d’importance, avait répondu Reyansh. Je t’en prie, maman, écoute-moi ! C’est l’occasion que tu attendais, celle de partir d’ici.
— Qu’est-ce que tu veux dire, mon fils ? Qu’est-ce qui se passe ?
— C’est papa. Il a été arrêté. »
Dans l’entrée, Shabana avait reculé d’un pas et hoché la tête, comme si elle avait mal entendu.
« Comment ça, il a été arrêté ? Pourquoi ?
— Je ne connais pas tous les détails. Tout ce que je sais, c’est que son avocat a téléphoné pour que tu payes sa caution. Comme tu ne parles pas anglais, c’est moi qu’il a appelé. Tout ce que l’avocat m’a dit, c’est que son arrestation est liée à du trafic d’êtres humains. »
Shabana avait déjà entendu cette expression, mais n’avait pas pensé à demander ce qu’elle signifiait.
« C’est quand on fait passer illégalement des gens d’un pays à un autre, avait poursuivi Reyansh. Les hommes sont souvent vendus comme travailleurs forcés, et les femmes obligées de se prostituer. »
Elle avait porté les mains à la bouche. « Et ils disent que c’est ce que ton père faisait ?
— Il est accusé de ça, oui. Rohit et Sanjay ont aussi été arrêtés au restaurant la nuit dernière, et d’autres hommes, ailleurs, aussi. La police dit qu’ils font partie d’un gang qui envoie ici des enfants et des mendiants des bidonvilles d’Assan, pour les revendre. »
Shabana connaissait le nom des autres hommes, sans pouvoir leur donner un visage. À chaque fois que son mari, Vihaan, ramenait des amis à la maison, il lui ordonnait de rester à l’étage, invisible, jusqu’à leur départ. Souvent, ils restaient dans la salle à manger à se soûler au sekmai jusqu’au petit matin. Il n’était pas rare non plus que Vihaan ne rentre pas pendant plusieurs jours, c’est pourquoi elle ne s’était pas inquiétée cette nuit-là.
« Maman, c’est l’occasion de t’enfuir, avait repris Reyansh. Tu n’auras jamais une deuxième chance comme celle-là. »
Shabana savait que si ce que disait son fils était vrai, tout ce dont elle avait pu rêver pouvait peut-être se réaliser. Mais elle avait quand même hésité.
« Il faudrait que je fasse une valise, que je prépare les filles… Qu’est-ce que je vais leur dire ? Je n’ai pas d’économies, comment fera-t-on pour manger ? Comment on va vivre ? Et où aller ?
— J’ai commandé deux taxis, avait dit Reyansh en se tournant pour désigner les deux voitures qui attendaient. Un pour te conduire chez une avocate, l’autre pour emmener les filles dans un refuge. Papa a dit à son avocat qu’il avait caché de l’argent dans l’abri de jardin. Il y a des milliers de livres, qui sont censées payer sa caution. Rien ne t’empêche de le prendre.
— Mais ça serait du vol !
— Il a volé vingt ans de ta vie !
— Quel genre de refuge ?
— Quelque chose pour les familles comme nous, les femmes comme toi. Des femmes de la communauté indienne qui ont passé des années sous la domination de leur mari. Des femmes qui n’en peuvent plus d’être battues, harcelées, traitées comme des chiennes, et qui ont besoin d’un nouveau départ.
— Mais… mais… » Shabana n’avait su que répondre. Depuis des années, elle rêvait de pouvoir échapper à Vihaan. Neuf ans avaient passé depuis sa dernière tentative sérieuse, lorsqu’elle avait projeté de quitter Leicester pour aller à Newcastle, où vivait une de ses cousines éloignées. Madame Patel, la gérante de la supérette du coin, l’avait aidée. Mais quand le mari de celle-ci avait découvert les billets de car National Express que sa femme dissimulait pour Shabana et ses enfants, il s’était senti obligé d’aller avertir Vihaan de ses projets. Celui-ci l’avait punie en la battant si durement qu’elle était toujours incapable de s’appuyer entièrement sur sa cheville droite.
Depuis ce jour-là, son seul espoir était qu’une mort prématurée débarrasse enfin le monde de Vihaan. Il fumait un paquet de cigarettes, très fortes, par jour, et avec son régime gras, il était en surpoids d’au moins vingt kilos. Son cœur allait lâcher, ce n’était qu’une question de temps. Elle fantasmait parfois de le voir s’écrouler sur le carrelage de la cuisine, se tenant la poitrine et la suppliant d’appeler à l’aide. Je ne peux pas, lui aurait-elle répondu. Je ne parle que le bengali. Tu n’as pas voulu que j’apprenne l’anglais, tu te souviens ?
« Maman ! avait dit Reyansh, la ramenant à la réalité, en lui prenant les mains. C’est ce que tu veux, non ? L’occasion de toutes vous enfuir ? Parce qu’elle est là, maintenant, tout de suite.
— Mais quand il rentrera, il se mettra à notre recherche, il nous trouvera et il nous tuera. Je sais combien ton père est violent quand on le pousse à bout.
— Il ne le fera pas, parce qu’il ne pourra pas. J’ai rencontré les femmes qui tiennent le refuge, je leur ai expliqué ta situation et elles m’ont dit que quand tu serais prête, tu serais la bienvenue. C’est totalement anonyme. Personne ne saura jamais où tu es. Je leur ai encore parlé avant de venir ici, elles peuvent vous prendre toutes dès ce matin. Il y a des lits qui vous attendent. Et elles m’ont mis en contact avec une avocate qui travaille beaucoup avec elles. Elle peut te recevoir tout de suite pour lancer une mesure interdisant à papa de te contacter. Tout est en place, tout est prêt. Il ne manque que toi et les filles.
— Mais, et toi ? Tu vas aller où ?
— Il ne me reste que quelques mois avant d’aller à la fac. Jusque-là, je peux squatter les canapés de mes copains. J’ai eu de la chance ; me faire virer parce que mon père croit qu’être gay est pire que la mort, c’était le meilleur service qu’il pouvait me rendre. Maman, le monde est beau derrière ces murs, si tu veux bien lui donner une chance.
— Ton amie avocate, elle sait que je ne parle pas anglais ?
— Oui, et elle te fait dire de ne pas t’inquiéter. Elle a déjà vu souvent le cas. Elle est prête à t’aider.
— Et tu promets de t’occuper des filles pendant que je vais la voir ?
— Oui, bien sûr. »
Et soudain, une vive chaleur s’était répandue dans les veines de Shaban, parcourant tout son être. Ses hochements d’approbation étaient restés à peine perceptibles, jusqu’à ce qu’elle parvienne à s’imaginer que l’avenir pouvait être bien différent si elle faisait confiance à son fils et aux personnes qu’il avait contactées pour l’aider. Que celles-ci puissent aider une inconnue avait été une leçon d’humilité pour elle. Elle avait regardé Reyansh droit dans les yeux et dit, avec une confiance grandissante : « Aide-moi à préparer tes sœurs. »
Shabana avait fourré tout ce qui pouvait lui servir les deux jours suivants, vêtements, sous-vêtements et produits de toilette, dans deux grands sacs de courses. Depuis sa chambre, elle avait entendu Reyansh qui préparait ses quatre sœurs dans les chambres voisines. Elle était très fière de son seul fils. Même s’il avait tout appris sur les hommes en observant son père, il savait quand même où était le mal. Et il était resté une personne douce, gentille et attentionnée. Le prénom qu’elle lui avait donné signifiait « premier rayon de soleil » et aujourd’hui, c’était lui qui lui faisait ce cadeau : la chance de voir un nouveau jour, sous une nouvelle lumière. Elle était prête à sortir de l’ombre et à rejoindre un monde lumineux qu’elle avait presque totalement oublié.
En entendant les filles descendre l’escalier, elle avait récité une petite prière à leur intention. Elle s’était lancée dans la parentalité pleine de bonnes intentions, aurait voulu apprendre à ses filles à devenir indépendantes, à ne se laisser dominer par personne. Mais alors que l’aînée avait quatorze ans, ses filles ne connaissaient d’elle qu’une femme effrayée, soumise. Elle espérait quand même que, bien qu’ayant grandi sous ce toit, il n’était pas trop tard pour qu’elles changent de point de vue sur ce que pouvait être un mariage. Si elles reproduisaient ses erreurs, ce ne serait pas leur faute, mais la sienne. Et ça, elle ne se le pardonnerait jamais.
Son sac prêt, Shabana s’était dépêchée d’aller dans la cuisine, avait pris une clé puis avait traversé le jardin jusqu’à l’abri cadenassé où elle n’avait jamais eu le droit d’entrer. Elle avait tiré tous les cartons des étagères, fouillé dans toutes les boîtes et tous les sacs et s’était emparée, liasse après liasse, de tout l’argent liquide. Le montant l’avait abasourdie. Pendant qu’elle était contrainte de jongler avec un budget ridicule pour nourrir et vêtir tant bien que mal la famille qui s’agrandissait, Vihaan avait entassé des milliers et des milliers de livres. Ça n’avait fait que renforcer sa haine pour lui.
Elle avait fourré l’argent dans ses poches et rejoint sa famille au salon que Vihaan avait annexé, leur en interdisant l’accès. Elle avait commencé à ressentir une force qu’elle ne se connaissait pas en voyant les filles, cartables accrochés aux épaules remplis de vêtements, de livres et de jouets. Pendant ce temps, Reyansh faisait les cent pas à la fenêtre derrière l’épais voilage, vérifiant que tout allait bien dehors, que tout était prêt pour leur évasion. Le rideau avait masqué pendant trop longtemps au reste du monde ce qu’il était advenu de Shabana. C’en était fini. Elle avait tiré le rideau, l’avait arraché à sa tringle, et il était tombé en tas à ses pieds. Enfin, elle pouvait regarder par la fenêtre sans obstacle. « Je veux qu’ils me voient », avait-elle dit d’un air de défi.
Pendant qu’elle embrassait tour à tour chacun de ses enfants, les deux plus jeunes, Aditya et Krish, s’étaient mises à pleurer. Leur mère les avait serrées fort dans ses bras. « Je vais vous montrer ce que ça veut dire, être heureuse », avait-elle chuchoté avant de les laisser partir. Reyansh les avait accompagnées à la porte, puis mises dans un des deux taxis sans chauffeur garés dehors. Ensuite, il avait aidé Shabana à mettre ses sacs dans le second, garé juste derrière, et entré l’adresse de l’avocate dans le GPS.
« On se retrouve cet après-midi, avait-il dit en lui tendant un téléphone portable, avant de se rappeler qu’elle n’en avait encore jamais utilisé. Je t’appellerai là-dessus. Appuie sur le bouton vert pour décrocher. Et puis je demanderai à ta voiture de te conduire jusqu’à nous. »
Shabana avait pris son fils dans ses bras un long moment. « Merci », avait-elle murmuré avant de le lâcher.
C’était la toute première fois qu’elle voyageait dans un véhicule sans chauffeur. Mais elle avait fait confiance à Reyansh quand il lui avait promis que la voiture l’amènerait toute seule là où il le fallait. Son unique garçon n’avait pas encore dix-huit ans mais c’était le seul homme en qui elle avait confiance – pas en son père qui avait arrangé son mariage avec un homme qu’il savait violent, ni en ses frères qui avaient tabassé presque à mort le petit ami qu’elle avait, adolescente, en Inde, et qui était d’une caste inférieure.
Shabana commençait à oser imaginer sa vie de femme libre. Un petit appartement en logement social lui suffirait, avec une radio et une télévision pour pouvoir regarder des films, une fois les filles couchées. Avec les années, les films étaient devenus son seul moyen d’évasion. Parfois, lorsque Vihaan était sorti en oubliant de cacher la télécommande de la télé, elle regardait une chaîne indienne et vivait par procuration les plus grandes histoires d’amour de Bollywood. Elle était hypnotisée par les jolies femmes avec leur chevelure sans défaut, leurs vêtements vifs et colorés, qui dansaient avec un plaisir qu’elle avait rarement connu. C’est comme si elles étaient bénies d’un dieu différent de celui qu’elle vénérait.
Shabana avait jeté un coup d’œil à la carte sur le moniteur du tableau de bord pendant que la voiture roulait dans des rues qu’elle n’avait jamais parcourues qu’à pied. Elle s’était habituée à la brûlure des muscles de ses bras tandis qu’elle rentrait chez elle, courbée sous le poids des lourds sacs de nourriture.
C’était fini. Bientôt, elle pourrait prendre le bus, ou un taxi, ou même se faire une amie et aller faire les courses avec elle. Grâce à la ténacité de Reyansh, tout un monde de possibilités s’ouvrait à elle et à sa famille. Les quatre mots que Vihaan lui avait désappris à force de coups revenaient doucement dans son vocabulaire.
Je peux le faire, se répéta-t-elle. Je peux le faire.
Cette voix intérieure fut la dernière qu’elle entendit avant qu’une voix anglaise surgisse de nulle part dans les haut-parleurs. Elle jaillit si soudainement que Shabana sursauta.
« Que se passe-t-il ? » demanda-t-elle à voix haute dans sa langue natale. Elle jeta des regards affolés dans l’habitacle. La voix continua à parler mais elle n’arrivait à comprendre que quelques mots épars. Elle crut reconnaître un mot qui ressemblait à « mourir ».
Tout à coup, le tableau de bord s’anima. L’écran principal s’emplit d’écrans plus petits, avec d’autres personnes dans des voitures. Aucune ne souriait, toutes semblaient avoir peur. Shabana se pencha plus près, en espérant voir la figure de son fils. Mais il n’y avait aucun autre visage familier.
La panique l’envahit, exactement comme les fois où elle entendait Vihaan claquer la porte d’entrée après avoir passé la nuit dehors. Quand il était ivre, il était en colère. Et s’il était en colère, il se défoulait sur sa femme en lui faisant tout ce qu’il voulait pendant qu’elle demeurait allongée, immobile, yeux fermés et poings serrés, en rêvant d’une vie meilleure.
D’autres voix inondèrent l’habitacle, des mots et des langues qu’elle ne comprenait pas, et des pleurs déchirants, des cris, des personnes en détresse.
« Que se passe-t-il ? redit-elle à haute voix. Je n’aime pas ça, s’il vous plaît, pouvez-vous arrêter la voiture ? J’aimerais sortir. »
Elle appuya sur un bouton de la portière, en espérant qu’elle s’ouvre, mais il ne se passa rien. Elle regarda le téléphone que Reyansh lui avait donné et appuya sur le bouton vert, pressant le téléphone contre son oreille. « Reyansh ? Reyansh, mon fils, tu m’entends ? Tu es là ? Allô ? »
Mais il n’y eut aucune réponse. Shabana eut la sensation que la nouvelle vie dont elle avait osé rêver lui échappait déjà.