Il se pourrait que je sois en train de mourir.
En tout cas, ça fait un bon moment que j’ai le sentiment de voir ma vie défiler devant mes yeux.
Mon plus lointain souvenir : c’est l’hiver, au début des années 1980. Je porte des moufles, un bonnet mal tricoté et un énorme manteau rouge. Je suis assise sur une luge bleue que ma mère tire à travers la pelouse. Son sourire est figé. J’ai l’air frigorifiée. Je me souviens comme j’avais froid aux mains malgré les moufles, comme je pouvais sentir chaque creux et chaque bosse à travers la fine coque en plastique. Je me souviens du craquement de la neige sous les bottes de maman.
Premier jour d’école. Un cartable en cuir brun se balance dans ma main, mon prénom écrit sur un petit carton, lisible sous un plastique transparent : EMMELINE. Une chaussette haute tirebouchonne sur ma cheville avec des plis bleu marine, et une de mes couettes est un peu plus longue que l’autre.
Polly et moi à douze ans. Elle m’a invitée à dormir chez elle et nous sommes déjà dans nos pyjamas écossais, un masque de beauté sur le visage et les yeux rivés sur le maïs qui éclate derrière la vitre du micro-ondes. Toutes les deux, encore chez elle, à peine plus âgées, déguisées dans l’entrée et prêtes pour la fête d’Halloween au cours de laquelle j’ai échangé mon premier baiser. Polly était une citrouille, moi un chat sexy. Encore Polly et moi, cette fois-ci un jour d’été, mêmes jeans et Doc Martens, assises en tailleur dans un champ de chaume. En robes à fines bretelles et colliers ras du cou pour dire adieu au lycée sous la boule à facettes du bal de fin d’année. J’égrène mes souvenirs, l’un après l’autre, jusqu’à ce que j’en vienne à me demander si je suis capable de me remémorer un seul moment fort de mon adolescence où ne figurerait pas Polly, avec son sourire un peu tordu et sa drôle de posture.
À peine m’a-t-elle traversé l’esprit que je réalise à quel point cette pensée est triste, aujourd’hui.
Les premières années de mes vingt ans sont quelque peu brumeuses. Travail. Fêtes. Pubs. Pique-niques. Vacances. À vrai dire, les années suivantes, jusqu’au début de la trentaine, ne sont pas non plus d’une grande netteté.
Mais si le film dans son ensemble n’a pas marqué mon esprit, il y a des passages que je n’oublierai jamais.
Dan et moi dans un Photomaton, mon bras autour de ses épaules. C’est notre troisième ou quatrième rencard. Dan est tellement beau, moi tellement amoureuse. On sourit tous les deux comme des idiots.
Le jour de notre mariage. Le petit clin d’œil que j’adresse à l’amie qui nous filme tandis qu’on échange les vœux, le visage solennel de Dan lorsqu’il me passe l’alliance au doigt.
Notre lune de miel à Bali, ivres de cocktails et de soleil, nos visages extatiques rougis par ses derniers rayons, enlacés sous le toit en paille d’un bar de plage.
Parfois, j’ai du mal à croire que nous ayons un jour pu être aussi jeunes, aussi heureux, aussi innocents.
La naissance de Coco, furieuse et hurlante, blanchâtre et gluante de vernix. Gravée pour toujours dans ma mémoire, sa petite bouille fripée. Le moment où la sage-femme l’a posée sur moi. La puissance de nos émotions.
Coco couverte de confettis échappés d’une piñata, hilare devant les quatre bougies de son gâteau d’anniversaire.
Mon fils Orson, âgé de quinze jours, trop menu pour sa grenouillère pourtant minuscule, allongé dans les bras de sa sœur radieuse.
Ça ne m’avait jamais traversé l’esprit jusque-là, mais d’un seul coup ça me semble évident : ces moments qui me reviennent en mémoire ne sont pas de véritables souvenirs, mais des souvenirs de photos que j’ai vues et revues. Des journées entières réduites à une seule et unique image figée. Des histoires entières dans un simple cliché. Des rencontres, des relations, des périodes de ma vie résumées dans le cadre étroit d’une photographie.
Et ils continuent d’affluer, ces fragments d’existence. Ces instantanés. L’un après l’autre, encore et encore et encore, se succédant de plus en plus vite sous mon crâne.
Orson qui hurle dans le porte-bébé.
Des débris de verre sur le sol de la cuisine.
Ma fille pelotonnée sur un lit d’hôpital.
La une d’un journal.
Je veux que ça s’arrête, maintenant. Il y a quelque chose qui cloche. Ça fait plusieurs fois que j’essaie de me réveiller, d’ouvrir les yeux, mais je n’y parviens pas. Mes paupières sont trop lourdes.
Ce n’est pas tant l’idée de mourir qui me chagrine que celle de ne jamais revoir les gens que j’aime ; toutes ces choses que je n’aurai peut-être jamais l’occasion de leur dire. Dan, je t’aime. Maman, je te pardonne. Polly, j’espère que tu pourras me pardonner. Orson… Coco…
J’ai le sentiment affreux que quelque chose d’épouvantable est sur le point de se produire.
Le sentiment affreux que c’est entièrement ma faute.
Je n’ai jamais prévu d’être une instamum. Pendant longtemps, je n’étais même pas certaine de devenir maman. Cela dit, qui d’entre nous peut dire que sa vie s’est révélée être exactement telle qu’il l’avait imaginée ?
En ce moment, mon quotidien tourne peut-être autour des fuites de lait et des marmots, essuyeuse émérite de fesses au service de deux bambins effrontés, mais rembobinez cinq ans en arrière et vous découvrirez que j’étais, je crois, ce qu’il convient d’appeler une fashionista. Oubliez mes yeux las et le mouvement convulsif de leurs paupières et imaginez, à la place de ce chignon frisé de maman débordée, un brushing ultralisse, ultraplat et ultrabrillant. Troquez le Ruby Woo de chez MAC plaqué ce matin à la va-vite pour un astucieux contouring, de l’eye-liner liquide et d’imposantes boucles d’oreilles – du genre auquel ma fille de trois ans s’accrocherait aujourd’hui pour exécuter une série de tractions impromptues –, puis emballez le tout dans un jean skinny et un chemisier en soie Equipment.
Jeune fille aux cheveux incoiffables et aux dents de lapin, encore empêtrée dans les rondeurs de l’adolescence, je rêvais déjà d’être directrice artistique dans le milieu de la mode. Et atteindre finalement mon but ne m’a pas fait déchanter : j’adorais vraiment ce boulot. Je n’ai jamais imaginé faire autre chose, comme vous le confirmera Polly, la plus gentille et la plus patiente des amies. La meilleure, aussi. J’ai de la chance qu’elle me parle encore, après tous ces après-midis où je l’ai obligée à jouer les photographes de mode lors de séances imaginaires ; à chausser les talons hauts de ma mère pour défiler avec moi le long de l’allée du jardin devenue podium de fortune ; à fabriquer nos propres magazines avec des exemplaires jaunissants du Daily Mail, une paire de ciseaux et un bâton de colle (j’étais toujours la directrice artistique, bien sûr).
Vous vous demandez peut-être comment je suis passée du monde des modeux à celui des baveux ? Il m’arrive – lorsque je nettoie un vomi ou prépare une énième bouillie – de me poser la même question. C’est comme si c’était arrivé en l’espace d’une nuit. Un jour en Fendi au premier rang de la Fashion Week de Milan, et le lendemain en pantalon de survêt dans un supermarché, m’efforçant d’empêcher un nourrisson de réorganiser l’allée des céréales.
Mon changement de carrière, d’experte ès tendances vestimentaires à maman débordée, est le fruit d’un simple concours de circonstances, pour être honnête. Le monde a fini par se désintéresser des top-modèles sur papier glacé et, par la faute de budgets de plus en plus serrés et d’un lectorat de plus en plus réduit, l’échelle sociale sur laquelle je grimpais bille en tête s’est dérobée sous moi. C’est alors qu’un heureux hasard s’en est mêlé, sous la forme d’un heureux événement : j’ai découvert que j’étais enceinte.
Saleté d’Internet, ai-je songé. Tu m’as piqué mes lecteurs, et maintenant tu me dois une nouvelle carrière. Et il allait falloir qu’elle s’organise autour de mon gros ventre.
C’est ainsi que je me suis mise à bloguer et à vloguer. Je me suis rebaptisée Vanupieds, parce que mes chroniques sur les talons aiguilles s’accompagnaient d’une sérieuse dose de mise à nu. Et vous voulez que je vous dise ? Même s’il m’a fallu un moment pour trouver mon rythme de croisière, je me suis vraiment éclatée en échangeant en temps réel avec des femmes qui étaient sur la même longueur d’onde que moi.
Avance rapide jusqu’aux premiers mois qui ont suivi l’accouchement : 937 heures passées les fesses soudées au canapé, avec les lèvres ventouses de ma Coco chérie plaquées contre mes seins gorgés de lait et mon iPhone comme seule fenêtre sur le monde extérieur, le lien noué avec la communauté rencontrée sur Internet devenant bientôt une véritable ligne de vie. Si mon blog et mon vlog ont été mes premières amours numériques, c’est Instagram qui m’a empêchée d’être aspirée par le marasme postnatal. Chaque fois que je me connectais et lisais le commentaire d’une mère qui vivait les mêmes choses que moi, c’était comme si des bras traversaient l’écran pour me serrer un bref instant et m’insuffler un peu de vie. J’avais le sentiment d’avoir trouvé une famille, d’évoluer parmi les miens.
Alors, lentement, les Louboutin ont cédé la place au petit être humain. Vanupieds est devenue Mamapoil, parce que je suis une maman décidée à me mettre à nu ; à tout exposer, verrues comprises. Une maman prête à faire face avec le sourire, mais sans rien cacher. Souriez, vous êtes à poil ! Et croyez-moi, cette aventure est devenue encore plus folle depuis que ma seconde usine à rots, j’ai nommé mon fils Orson, est venue au monde, il y a de cela cinq semaines. Qu’il s’agisse de coussinets d’allaitement bricolés avec des emballages d’Happy Meal ou de la flasque que j’emmène au parc pour siffler une gorgée de gin en douce devant le bac à sable, vous pourrez toujours compter sur moi pour vous dire la vérité nue – même s’il se peut que je l’enrobe de poudre de Curly.
Les rageux aiment présenter Instagram comme un catalogue imaginaire de vies parfaites, maîtrisées, filtrées et publiées dans ces petits carrés. Mais lorsqu’on se trimbale avec une grimpeuse de rideau couverte de ketchup sur la hanche, on n’a pas vraiment le temps pour de telles inepties. Et quand les choses se compliquent, d’un côté comme de l’autre de l’écran, qu’il y a de la friture sur la ligne, que la nourriture est renversée, que je me sens tout simplement un peu perdue, je me souviens que c’est pour ma famille que je fais tout ça. Et bien sûr, pour mes sœurs instamums, étoiles de mon incroyable constellation, toujours prêtes à faire corps pour me défendre, quel que soit le nombre de jours d’affilée où j’ai porté le même soutien-gorge d’allaitement.
Vous êtes la raison pour laquelle j’ai lancé #joursdegrisaille, une campagne de hashtags qui invite toutes les mamans à partager leurs expériences en ligne et à se réunir IRL1 pour discuter ouvertement des phases cafardeuses de la maternité, un combat trop souvent solitaire. Dans le même état d’esprit, une partie des profits issus de la vente de mes produits #joursdegrisaille sera consacrée à des actions visant à libérer la parole sur les problèmes psychologiques liés à la maternité.
Si je devais décrire ce que je fais aujourd’hui, me détesteriez-vous si je me présentais comme une maman multicasquette ? En tout cas, notre voisine a semblé bien déconcertée quand je lui ai répondu ça. Cette bonne vieille Joyce comprend ce que fait Papapoil – il écrit des romans. Mais moi ? Influenceuse est un bien vilain mot, vous ne trouvez pas ? Alors quoi ? Encourageuse ? Impacteuse ? C’est encore pire. Supportrice de mamans, peut-être ? Allez savoir, et au fond, peu importe. Je mène simplement ma petite barque, partageant sans filtre ma vie de famille dans l’espoir d’ouvrir un débat plus honnête sur la parentalité.
Cette barque, je l’ai construite sur le principe de la franchise, et tant qu’elle naviguera, je dirai les choses telles qu’elles sont.
Quand les gens apprennent que je suis écrivain, ils me disent souvent que ça doit être formidable de travailler à la maison, de pouvoir autant profiter d’Emmy et des enfants. Voilà qui illustre assez bien, je crois, l’image que se font la plupart des gens du métier que j’exerce. Un métier tranquille, où l’on ne se foule pas trop.
Six heures du matin, c’est l’heure à laquelle j’avais l’habitude de me réveiller. À 6 h 15, attablé dans la cuisine avec une cafetière pleine et mon ordinateur portable, je relisais d’un œil critique les deux derniers paragraphes écrits la veille. À 7 h 30, je m’en voulais si mon fichier Word ne s’enorgueillissait pas d’un apport d’au moins cinq cents nouveaux mots. À 8 h 30, j’étais prêt pour une seconde cafetière. Aux alentours de midi, idéalement, j’approchais de l’objectif que je m’étais fixé pour la journée, ce qui signifiait que je pouvais consacrer mon après-midi à imaginer la suite, à répondre aux e-mails et à essayer de me faire payer pour les textes qu’il m’arrivait de pondre pour des journaux, le week-end ou les soirs de semaine, en compagnie d’un verre de vin.
Ça, c’était avant.
À six heures et des poussières ce matin, je suis descendu à pas de loup dans la pénombre, en caressant l’espoir de travailler un peu avant que le reste de la maisonnée se réveille (et se mette aussitôt, dans environ soixante-six pour cent des cas, à pousser des hurlements ou à me solliciter). Sur la toute dernière marche, j’ai trébuché sur une sorte de licorne douée de parole qui a dégringolé jusqu’au plancher. Oreille dressée dans le noir, j’ai retenu mon souffle tandis qu’elle se mettait à chanter la gloire des arcs-en-ciel. Le suspense n’a pas duré longtemps. Pour une si minuscule créature, il a une sacrée paire de poumons, mon fils.
— Désolé, ai-je dit à Emmy qui me tendait le paquet hurlant.
— Je crois qu’il faut changer sa couche, m’a-t-elle répondu.
Alors que j’arrivais à hauteur de la chambre de Coco, une petite voix endormie s’est élevée derrière la porte entrebâillée pour me demander l’heure.
— L’heure de se rendormir, ai-je répondu.
Orson, en revanche, était bel et bien réveillé. Je me suis rendu dans la cuisine pour changer sa couche et l’envelopper dans une tenue propre, puis j’ai déposé la grenouillère malodorante à côté du lave-linge, dans un sac qu’il ne faudrait pas tarder à vider, ai-je noté au passage, avant de retourner dans la cuisine où je me suis assis avec mon petit garçon sur la banquette d’angle, à côté du réfrigérateur. Il a continué à beugler une demi-heure durant, tandis que je le faisais sautiller sur mes genoux entre deux tentatives pour lui donner son biberon. Après l’avoir aidé à faire son rot, je l’ai installé dans le porte-bébé et j’ai traversé le jardin de long en large pendant une nouvelle demi-heure de hurlements. À sept heures, j’ai rendu le petit être contrarié à sa maman pour aller réveiller Coco dont il m’incombait à présent de préparer le petit déjeuner.
— Ne me dis pas que ça fait déjà une heure ? a grogné Emmy en attrapant Orson.
Si, à la minute près.
Seigneur, ça en prend de l’énergie, d’avoir deux enfants. Je ne sais pas comment font les gens dont les gamins ne dorment pas aussi bien que les nôtres. Nous avons eu une chance folle, Emmy et moi, que Coco ait fait ses nuits dès les trois ou quatre premiers mois, dormant douze bonnes heures d’affilée. Une bûche, une marmotte, une bienheureuse. Si nous l’emmenions lors d’un dîner chez des amis, nous n’avions qu’à poser la nacelle dans un angle de la pièce voisine et elle roupillait toute la soirée. La bonne nouvelle, c’est qu’Orson semble prendre exemple sur sa grande sœur. Ce n’est pas Mamapoil qui vous racontera ce genre de choses, bien entendu, le flux Instagram d’Emmy se nourrissant essentiellement d’histoires de cernes sombres et de nerfs à vif. Il nous a tout de suite semblé évident que le concept de « maman aux enfants qui dorment comme des petits anges » n’était pas un bon point de départ pour créer du contenu. À la vérité, nous ne nous en vantons pas davantage auprès des jeunes parents de notre entourage.
Un peu après huit heures – 8 h 07, pour être précis – Orson ayant rejoint son lit pour sa première sieste de la journée tandis qu’Emmy et Coco débattaient à l’étage de la tenue du jour de notre fille, j’ai retiré le costume de papa dans lequel je venais de passer deux heures non-stop pour aller réchauffer la tasse de café que je m’étais versée quatre-vingt-dix minutes plus tôt, allumer mon laptop et essayer de me mettre dans l’état d’esprit idoine pour commencer une journée de travail créatif.
À 8 h 45, après avoir relu et légèrement modifié ce que j’avais écrit la veille, j’étais prêt à me remettre à jouer du clavier.
Il est désormais 9 h 30, et voilà qu’on sonne à la porte d’entrée.
— Je vais ouvrir ? dis-je suffisamment fort pour espérer être entendu par Emmy, et suffisamment bas pour espérer ne pas réveiller Orson.
Au cours des trois derniers quarts d’heure, j’ai écrit un total de vingt-six nouveaux mots, vingt-quatre d’entre eux se trouvant sous la menace d’une procédure d’effacement.
De douloureuses décisions doivent être prises et je ne suis pas d’humeur à être dérangé.
— Bon, je vais ouvrir… non ?
Toujours aucune réponse là-haut.
Nouveau coup de sonnette.
Je recule ma chaise avec un soupir ostentatoire qui laisse insensible la cuisine déserte. Elle se trouve au rez-de-chaussée, à l’arrière de la maison. Quand je l’ai achetée, en 2008, avec l’argent dont j’ai hérité à la mort de mon père, c’était pour y vivre avec quelques amis, et nous n’utilisions presque jamais cette pièce, si ce n’est pour étendre du linge. On y trouvait alors un canapé usé jusqu’à la corde, une horloge qui ne donnait plus l’heure, un linoléum poisseux et un lave-linge qui fuyait un peu plus à chaque utilisation. La fenêtre donnait sur une petite zone bétonnée, recouverte d’un toit en polycarbonate ondulé. Lorsqu’elle est venue vivre avec moi, Emmy a aussitôt proposé de refaire entièrement cette buanderie sauvage en construisant une extension sur la zone bétonnée, de sorte que nous puissions disposer d’une cuisine fonctionnelle avec un véritable coin-repas. Et c’est exactement ce que nous avons fait.
La maison est située au bout d’un alignement d’identiques constructions géorgiennes, à cinq cents mètres environ d’une station de métro, juste en face d’un pub qui n’a plus rien d’ouvrier. Les agences immobilières m’avaient vendu ce quartier comme « en devenir ». Aujourd’hui, il est largement devenu. Avant sa boboïsation, des bagarres éclataient régulièrement devant ce pub à l’heure de la fermeture, le vendredi soir. De la bonne vieille baston dans les règles de l’art, avec corps qui roulent sur le capot des voitures, tee-shirts empoignés et chopes de bière brisées, prêtes à taillader. Aujourd’hui, il ne faut pas compter y bruncher le week-end à moins d’avoir réservé sa table, et la carte propose des « joues de cabillaud, lentilles et chorizo ».
Si je m’efforce d’écrire le plus possible le matin, c’est entre autres parce que ça n’arrête pas de sonner à la porte après l’heure du déjeuner. Chaque fois qu’Emmy pose une question sur Instagram, comme « Coco a décidé qu’elle n’aimait pas sa solution multivitaminée – laquelle devrions-nous essayer ? » ou « Quelqu’un connaît un sérum qui pourrait me débarrasser de ces horribles cernes ? » ou même « Notre blender vient de rendre l’âme – vous avez un modèle à me recommander, les mamans ? », elle reçoit presque instantanément une tonne de messages de divers services de relations publiques lui demandant s’ils peuvent lui envoyer un colis par coursier. Bien entendu, c’est précisément la raison pour laquelle ma femme pose ce genre de questions ; c’est plus rapide et moins cher qu’une commande sur Amazon. Emmy a passé la semaine à se plaindre de l’état de ses cheveux, et les coursiers ont aussitôt défilé avec des fers à lisser et toutes sortes de soins capillaires présentés dans des petits sacs enrubannés garnis de papier de soie, envoyés gracieusement par les RP de je ne sais combien de marques différentes.
Je ne veux pas avoir l’air de cracher dans la soupe, mais je suis à peu près certain que Tolstoï n’était pas contraint de se lever toutes les cinq minutes pour réceptionner un énième colis de produits gratuits pendant qu’il écrivait La Guerre et la Paix.
Pour atteindre la porte d’entrée, il faut passer devant l’escalier qui mène à l’étage (trois chambres et une salle de bain), puis devant le salon où se trouvent le canapé, la télévision et surtout les jouets, et enfin aborder le vestibule, toujours affreusement encombré. À l’issue d’un slalom entre un landau, une poussette, une draisienne, une trottinette et le portemanteau qui croule sous les vêtements, je marche sur la même licorne chantante et pousse un juron. Difficile de croire que la femme de ménage est venue hier. Il y a des briques de Lego partout. Partout, des chaussures. J’ai tourné le dos cinq minutes et la maison est de nouveau dans un désordre sans nom. L’homme de lettres Cyril Connolly a écrit d’une plume assez féroce que l’art n’a pas d’ennemi plus redoutable que le landau dans le vestibule. Chez nous, le « landau dans le vestibule » est également le redoutable ennemi de l’accès à la porte d’entrée. Je franchis prudemment les derniers mètres qui m’en séparent encore, arrange un peu mes cheveux devant le miroir et tourne la poignée.
Devant moi se tiennent deux personnes, une femme et un homme. La femme est assez jeune, sans doute au seuil de la trentaine, pas désagréable à regarder, avec des traits vaguement familiers et des cheveux blonds cendrés réunis en queue-de-cheval désordonnée. Vêtue d’une veste en jean, elle rétracte lentement son bras qui venait de se déplier pour la quatrième fois pour atteindre la sonnette. L’homme est légèrement plus âgé, barbu et les cheveux clairsemés. À leurs pieds se trouve un grand sac de toile. L’homme porte un second sac à l’épaule et un appareil photo autour du cou.
— Vous devez être Papapoil, dit la femme à la queue-de-cheval en me tendant la main. Jess Watts.
Son nom m’est aussi vaguement familier, mais ce n’est qu’au terme de notre poignée de main que cela me revient.
Oh, non.
Le Sunday Times.
La journaliste et le photographe du putain de Sunday Times – rien que ça ! – venus nous interviewer et nous tirer le portrait.
D’un mouvement de tête, Jess Watts m’indique le gros sac et me demande si je veux bien leur donner un coup de main. Bien sûr, dis-je avant de le soulever avec un petit grognement étouffé et de les inviter à me suivre.
— Entrez, entrez, je vous en prie.
M’excusant des détours que nous contraignent à faire le landau, la poussette et tout le reste, je les conduis à travers le salon. Le désordre est encore pire ici. Il semblerait que quelqu’un ait entrepris de découper de larges confettis dans les journaux du week-end et de les disséminer à travers la pièce. Les télécommandes de la télévision gisent à terre, au milieu d’une mer de crayons de couleur. Alors que je me tourne vers le photographe pour lui indiquer où poser son sac, je surprends Jess Watts qui prend des notes sur un petit calepin.
Je suis sur le point de leur dire que nous les attendions mercredi – c’est en tout cas la date indiquée sur le calendrier du frigo et le jour sur lequel nous nous étions mis d’accord avec Emmy –, quand je prends conscience que nous sommes mercredi. C’est incroyable comme on peut perdre la notion du temps quand on vient d’avoir un bébé. Je me souviens de dimanche. Je me souviens de lundi. Mais qu’est-il donc arrivé à mardi ? Il a été remplacé par un grand vide qu’a dû exprimer mon regard lorsque j’ai ouvert la porte.
— Vous voulez une tasse de café ? De thé, peut-être ?
Ils me demandent un café au lait avec deux sucres et une infusion – avec un soupçon de miel, si c’est possible.
Je me place au pied de l’escalier et appelle Emmy. Plus j’y songe, plus j’ai le sentiment qu’elle a bien mentionné la venue du Sunday Times, aujourd’hui. Quelques mots au détour d’une phrase plutôt qu’un rappel en bonne et due forme. Quand je l’ai rejointe dans le lit, hier soir, ou peut-être lorsqu’elle m’a passé Orson, ce matin. Ça doit faire deux ou trois jours que je ne me suis pas rasé et que je n’ai pas lavé mes cheveux. Une de mes chaussettes est enfilée à l’envers. J’aurais aimé avoir le temps de placer quelques livres intéressants ici et là, comme abandonnés à l’endroit où ils venaient d’être lus. Ça aurait eu plus de gueule que ce vieil exemplaire de l’Evening Standard. Ce n’est pas évident d’avoir l’air d’un type sérieux quand on porte une chemise en jean élimée avec deux boutons manquants et une tache de porridge.
Cinq pages dans le Sunday Times, quand même. « À la maison avec les instaparents. » Dans un coin de ma tête, je note d’envoyer un e-mail à mon agente littéraire pour lui parler de cet article et lui donner sa date de publication. Ce ne sera pas forcément flatteur pour moi, mais je le lui enverrai quand même, ne serait-ce que pour lui rappeler que je suis toujours en vie.
Le photographe et la journaliste sont en pleine discussion : on commence par l’interview ou par la séance photo ? Le barbu se met à arpenter la pièce avec un posemètre pour mesurer la luminosité, l’air dubitatif.
— C’est généralement là que les photos sont prises, dis-je pour lui venir en aide, en désignant la véranda vitrée avec le jardin en arrière-plan.
Non que je sois d’ordinaire celui qui pose devant l’objectif, bien sûr. Mais il m’arrive d’y assister en simple observateur, voire en qualité de clown lorsque Coco a besoin de mes grimaces pour offrir son plus beau sourire au photographe. Cela dit, quand la maison est envahie comme ça, je bats généralement en retraite dans l’atelier au fond du jardin, ordinateur sous le bras. Je parle d’« atelier », mais il s’agit plutôt d’un abri de jardin, avec une ampoule électrique et un radiateur.
Jess Watts s’est emparée d’un cliché de mariage où l’on nous voit sourire autour de Polly, la meilleure amie et le témoin d’Emmy. Pauvre Polly ; elle détestait manifestement cette robe. Emmy avait profité de cette journée de réjouissances pour offrir à sa meilleure amie – une fille plutôt jolie, même s’il est vrai qu’elle s’habille un peu comme ma mère – le relooking que celle-ci avait toujours poliment mais fermement refusé. C’était un service à lui rendre, avait assuré Emmy avant de parcourir la liste des invités du regard en me demandant si j’avais convié un célibataire. Pour ma part, je trouvais Polly très à son avantage dans cette robe, mais dès que l’objectif était pointé dans une autre direction ou qu’Emmy regardait ailleurs, je la surprenais du coin de l’œil en train de couvrir ses épaules et ses bras nus de son cardigan à manches boules ou de retirer une de ses chaussures à talon haut pour se frotter douloureusement le pied. Pourtant, aussi mal à l’aise qu’ait pu être Polly au cours de cette soirée, elle ne s’est jamais départie de son sourire. Pas même lorsque le beau parti que nous avions placé à côté d’elle a passé tout le repas à discuter avec la fille qui se trouvait en face de lui.
— Alors, Dan, vous écrivez des romans, c’est bien ça ? me demande la journaliste en reposant la photo sur l’étagère de la bibliothèque avec un petit sourire.
Elle dit ça sur le ton de quelqu’un qui n’a même pas l’intention de faire comme si mon nom lui disait quelque chose ; même pas l’intention de me demander de lui citer un titre avant de s’exclamer que oui, en effet, elle a en entendu dire le plus grand bien.
J’émets un rire bref, bizarre, et réponds quelque chose comme « Il paraît, oui », avant de pointer le doigt sur les deux éditions de mon livre – reliée et de poche, auxquelles s’ajoute la traduction hongroise – alignées sur la bibliothèque. Elle se saisit de l’édition reliée, en examine un instant la couverture, puis le livre retrouve sa place avec un petit bruit sec.
— Hum… dit-elle. Il est sorti quand ?
— Il y a sept ans.
Alors même que je prononce ces mots, je prends conscience que j’aurais dû dire huit. Huit ans. J’ai dû mal à y croire. Je me souviens que ça m’a fait un choc quand Emmy m’a gentiment expliqué qu’il était temps de cesser d’utiliser le portrait qui ornait la jaquette pour mon profil Facebook.
— C’est une belle photo, m’avait-elle rassuré. C’est juste que ça ne te ressemble pas trop.
C’est le « plus trop » implicite qui avait continué à résonner dans ma tête, longtemps après sa remarque.
Le photographe me demande de quoi parlait le livre – la question que détestent les écrivains –, l’emploi de l’imparfait me donnant le coup de grâce. À une époque, j’aurais sans doute rétorqué que si j’avais pu résumer le sujet de mon roman en une ou deux phrases, je n’aurais sans doute pas eu besoin de l’écrire. Dans une autre disposition d’esprit, je lui aurais peut-être dit que mon livre ne s’adressait qu’aux gens qui ne posent pas ce genre de questions. Mais j’espère ne plus être le crétin suffisant que j’ai pu être autrefois, et je lui réponds que ça parle d’un type qui épouse un homard. Il se marre, et je le trouve plus sympathique, tout à coup.
Il a été plutôt bien reçu à sa sortie, mon bouquin. Texte de quatrième de couverture généreusement signé Louis de Bernières. Livre de la semaine dans le Guardian. Critiqué avec une dose modérée de condescendance dans le London Review of Books et une dose marquée d’enthousiasme dans le supplément littéraire du Times. Option sur les droits cinématographiques. Photographie de l’auteur en noir et blanc sur le deuxième rabat de la jaquette : vêtu d’un blouson en cuir et nonchalamment appuyé contre un mur de brique, je fume avec l’air d’un homme qui contemple un avenir radieux.
Le livre était en librairie depuis quinze jours lorsque j’ai rencontré Emmy.
Le premier regard que j’ai posé sur elle, à travers la salle bondée, restera un des grands moments de mon existence.
C’était un jeudi soir au cœur de l’été, l’ouverture du bar d’un ami commun dans Kingsland Road, une soirée si chaude que la plupart des invités s’étaient massés sur le trottoir. Les boissons avaient été offertes dans un premier temps, mais à mon arrivée il ne restait que des bouteilles de vin vides et des glaçons fondus. La journée avait été longue et je manquais d’énergie pour percer les trois rangées de buveurs qui ne décollaient pas du bar. Et puis j’avais des choses à faire le lendemain matin. Je balayais la salle du regard à la recherche des propriétaires, que je voulais féliciter avant de m’éclipser, quand je l’ai repérée. Debout devant la vitrine du bar, elle avait glissé son corps élancé dans une combinaison qui révélait son dos. Légèrement plus longs qu’aujourd’hui et d’un blond à peu près naturel, ses cheveux n’avaient pas encore pris cette teinte cerise plus adaptée à l’univers d’Instagram. Elle mangeait une aile de poulet avec les doigts et j’ai décidé sur-le-champ que jamais je n’avais vu de plus bel être humain. Emmy a levé les yeux. Nos regards se sont croisés. Elle a esquissé un sourire, l’air interrogateur, le front un peu plissé. Je lui ai rendu son sourire. Il m’a semblé qu’elle n’avait rien à boire et je me suis frayé un passage jusqu’à elle pour lui proposer de la ravitailler. La suite appartient à l’Histoire. Ce soir-là, elle a passé la nuit chez moi. Trois semaines plus tard, elle s’installait à la maison. Je l’ai demandée en mariage dans l’année.
Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris à quel point Emmy était myope. Il lui a fallu des mois et des mois pour m’avouer qu’elle avait dû retirer ses lentilles de contact ce soir-là – ses yeux la brûlaient à cause du taux élevé de pollen, je crois –, et qu’elle avait attribué ce visage flou dont elle devinait le regard insistant à une connaissance quelconque, sans doute un des nombreux attachés de presse qu’elle fréquentait pour son travail de directrice artistique. J’ai également dû attendre un bon moment avant de découvrir qu’elle avait déjà quelqu’un dans sa vie, un garçon prénommé Giles, qui vivait à Zurich pour raisons professionnelles et qui avait été aussi surpris d’apprendre mon existence que moi la sienne. Peu après qu’Emmy s’était installée à la maison, il y avait eu un léger malaise lorsque, répondant à un énième appel de ce garçon, je l’avais sommé d’arrêter de harceler Emmy et qu’il m’avait rétorqué qu’ils étaient en couple depuis trois ans.
Elle a toujours eu un rapport assez particulier avec la vérité, ma femme.
Je suppose que cette histoire avec Giles aurait pu en refroidir certains et tuer dans l’œuf une relation naissante. Très sincèrement, je ne me souviens pas que ça m’ait troublé outre mesure, et Emmy encore moins. Si mes souvenirs sont bons, c’était déjà un sujet de plaisanterie quelques jours plus tard, et l’incident est très vite devenu la pièce maîtresse de ce catalogue d’anecdotes que nous racontions à deux voix lors de dîners entre amis, nos répliques naturellement réparties au cours de la représentation, chacun mettant l’autre en valeur et se gardant d’empiéter sur ses morceaux de bravoure.
— Dans la mesure où j’ai su que Dan était l’homme de ma vie à l’instant où je l’ai rencontré, disait toujours Emmy, le fait d’avoir déjà un amoureux m’a semblé sans importance. Dans ma tête, j’avais déjà quitté Giles, il appartenait au passé. Ce n’était pas avec Dan que je devais mettre les choses au point, mais avec Giles, et je n’avais pas encore trouvé le temps de le faire, c’est tout.
Elle prononçait ces derniers mots avec un haussement d’épaules et un sourire penaud, avant de me lancer un regard à travers la table.
Je dois admettre que je trouvais tout ça délicieusement romantique.
En vérité, nous étions probablement insupportables à cette époque. J’imagine que la plupart des jeunes couples le sont.
Je me revois au téléphone avec ma mère (je me baladais dans la maison au sortir de la douche, une serviette autour de la taille, à la recherche d’un briquet) lui annonçant que j’avais trouvé l’âme sœur.
Je n’avais jamais rencontré une fille comme elle, et aujourd’hui encore, elle reste unique à mes yeux. Pas seulement la plus belle femme sur laquelle mes yeux se soient jamais posés, mais aussi la plus drôle, la plus brillante, la plus vive d’esprit, la plus ambitieuse. Une de ces personnes que l’on ne peut suivre que lorsqu’on est au sommet de sa forme. Une de ces personnes qui saisit toutes les allusions, toutes les références au quart de tour, et même un peu plus vite. Qui porte en elle cette magie capable de faire disparaître tous ceux qui se trouvent dans la même pièce qu’elle. Qui vous fait dire des choses que vous n’avez jamais racontées à personne alors que vous la connaissez depuis seulement deux heures. Qui change le regard que vous posez sur la vie. Nous avions l’habitude de passer la moitié du week-end au lit, et l’autre au pub. Nous allions dîner dehors au moins trois fois par semaine, dans des restaurants éphémères qui proposaient une kyrielle de petits plats orientaux ou dans des grills où l’on pouvait débarquer à n’importe quelle heure. Nous allions danser le vendredi soir et nous n’avions rien contre un petit karaoké certains dimanches après-midi. Nous nous échappions aussi de Londres pour de longs week-ends à Amsterdam, Venise ou Bruges. Nous traînions nos gueules de bois sur cinq kilomètres de jogging, en riant et en poussant dans le dos celui des deux qui commençait à tirer la jambe. Quand nous ne sortions pas le soir, nous aimions passer des heures ensemble dans le bain avec nos livres du moment et une bouteille de chardonnay, versant de temps à autre du vin bien frais dans nos verres ou de l’eau bien chaude dans la baignoire.
— Mieux, ce n’est pas possible, avions-nous l’habitude de plaisanter. Ça ne peut que se dégrader.
Tout ça semble si loin, aujourd’hui.