J’entends son crâne exploser, puis son sang gicle sur moi.
Le souffle coupé, je recule sur le trottoir, me prends le talon sur le rebord et me rattrape au montant d’un panneau de stationnement interdit pour ne pas tomber.
Il y a quelques secondes, cet homme se trouvait devant moi, au milieu d’une cohue qui attendait le feu vert pour traverser, mais il est descendu trop tôt sur la chaussée, se faisant happer par un camion. J’ai plongé en avant pour l’arrêter – sans l’atteindre parce qu’il était déjà tombé – et ai fermé les yeux au moment où sa tête passait sous le pneu ; je l’ai juste entendue sauter comme un bouchon de champagne.
Il était dans son tort, les yeux fixés sur son téléphone comme il devait traverser souvent, sans aucun problème jusqu’à ce jour. Mort par habitude.
Les gens poussent des cris étou és, mais ne hurlent pas. Le passager du camion saute à terre et s’agenouille devant le corps. Je m’écarte de la scène tandis que plusieurs personnes se précipitent a n de l’aider. Inutile d’appro- cher l’homme sous la roue pour comprendre qu’il n’a pas survécu. Il su t de voir mon chemisier blanc éclaboussé de sang pour savoir qu’il a plus besoin d’un corbillard que d’une ambulance.
J’essaie de m’éloigner, histoire de respirer un bon coup, mais le signal piétons est passé au vert et la cohue se met en mouvement, m’empêchant de remonter le courant. Certains ne lèvent même pas la tête de leur téléphone en passant devant l’accident. Je ne tente plus de résister au flot, tâchant seulement de ne pas regarder la victime. Derrière le véhicule, le conducteur parle au téléphone, les yeux a olés. Trois ou quatre personnes prêtent main- forte au passager tandis que d’autres, cédant à leur curiosité morbide, photographient déjà la scène.
Si ça se passait en Virginie, où j’ai vécu toute mon enfance, les choses se dérouleraient d’une façon totalement différente. Tout le monde se serait arrêté, dans un ré exe de panique, on crierait, les journalistes accourraient. Mais ici, à Manhattan, un piéton renversé par un camion, ça arrive si souvent que ça tient juste du désagrément. Un embouteillage pour certains, des vêtements bons à jeter pour d’autres. Ce doit être si ordinaire que ça ne fera pas une ligne dans les journaux.
Si, d’un côté, l’indifférence me dérange, de l’autre, c’est exactement pour ça que je me suis installée ici voilà dix ans. Les gens comme moi se sentent mieux dans des villes surpeuplées où on ne fait pas attention à vous, où beaucoup vivent des histoires bien plus lamentables que la mienne.
Ici, je suis invisible, insignifiante. Manhattan est trop peuplé pour s’occuper de moi, et c’est pour ça que je l’aime.
— Vous êtes blessée ?
Je lève la tête vers un homme qui m’effleure le bras tout en examinant mon chemisier, l’air préoccupé, comme s’il cherchait une blessure quelque part. À sa réaction, je conclus qu’il ne s’agit pas d’un New-Yorkais pur et dur.
Il vit peut-être ici mais, chez lui, on a su conserver un certain sens de l’empathie.
— Vous êtes blessée ? répète l’étranger en me fixant cette fois dans les yeux.
— Non. Ce n’est pas mon sang. J’étais à côté de lui quand...
Je m’interromps. Je viens de voir un homme mourir. J’étais tout près de lui, son sang a jailli sur moi.
Je suis venue dans cette ville pour me rendre invisible, mais je ne suis sûrement pas insensible. J’ai bien essayé, pourtant – tâchant de devenir aussi dure que le béton sous mes pieds. Ça n’a pas trop fonctionné. Tout ce que je viens de vivre me donne la boule au ventre.
Je couvre ma bouche d’une main mais la retire vite lorsque je sens quelque chose de poisseux sur mes lèvres. Encore du sang. J’examine mon chemisier. Tout ce sang, pas le mien. J’essaie de dégager l’éto e de ma poitrine mais elle y reste collée par les éclaboussures qui commencent à sécher.
Je vais avoir besoin d’eau. La tête me tourne et j’ai envie de me frotter le front, de me pincer le nez, en même temps, j’ai peur de me toucher. Je demande à l’étranger qui me tient encore le bras :
— Il y en a sur mon visage?
Ses mâchoires se crispent et il détourne les yeux, scrutant la rue autour de nous. Puis il désigne un café à quelques pas.
— Ils doivent avoir des toilettes, dit-il en posant la paume dans le creux de mon dos pour me pousser dans cette direction.
En face de nous se dresse le Pantem Press Building, vers lequel je me dirigeais avant l’accident. J’étais presque arrivée. À quatre ou cinq mètres d’une réunion à laquelle j’avais désespérément besoin d’assister.
Je me demande à quelle distance l’homme qui vient de mourir se trouvait de sa destination.
L’inconnu m’ouvre la porte du café. Une femme armée de deux tasses essaie de me doubler jusqu’au moment où elle aperçoit mon chemisier. Elle recule d’un coup, nous laissant à chacune la place de passer. Je me dirige vers les toi- lettes pour dames mais la porte est fermée à clef. L’homme ouvre celle des messieurs et me fait signe de le suivre.
Sans refermer derrière nous, il se dirige vers le lavabo, ouvre le robinet. Je me regarde dans la glace, soulagée de constater que ce n’est pas aussi affreux que je ne le craignais. Quelques gouttes de sang commencent à brunir sur mes joues, ainsi qu’une projection au-dessus de mes sourcils. Pas de chance, c’est le chemisier qui a presque tout pris.
L’homme me tend du papier mouillé et je m’essuie le visage tandis qu’il tire d’autres serviettes du distributeur. Je sens l’odeur du sang, à présent, cette âcreté qui me renvoie à mes dix ans. Assez puissante pour qu’elle ait accompagné mes souvenirs.
Prise d’un début de nausée, j’essaie de retenir ma res- piration, luttant contre l’envie de vomir. Il faut que je me débarrasse de ce chemisier. Tout de suite.
Je le déboutonne de mes doigts tremblants, l’enlève, le place sous le robinet, laisse l’eau faire son œuvre tout en prenant l’autre paquet de serviettes humides que me présente l’inconnu. Et je commence à essuyer le sang de ma poitrine.
Il se dirige vers la porte mais, au lieu de me laisser un peu d’intimité alors que je me retrouve là, dans mon plus hideux soutien-gorge, il nous enferme pour empêcher quiconque d’entrer. Intempestive galanterie qui me met mal à l’aise. Je ne peux m’empêcher de le surveiller dans le miroir.
Jusqu’à ce que quelqu’un frappe.
— Une minute, lance-t-il.
Je me détends un peu, réconfortée à l’idée que quelqu’un,
dehors, puisse éventuellement entendre mes cris.
Je me concentre sur le sang jusqu’à ce que je sois cer- taine d’avoir bien lavé mon cou et ma poitrine. Ensuite, j’inspecte mes cheveux en me tournant de droite à gauche mais ne trouve que des racines brunes au-dessus de mes mèches caramel.
— Tenez, dit l’homme en déboutonnant son impeccable chemise blanche. Prenez ça.
Il a déjà enlevé sa veste, maintenant accrochée à la poignée de la porte, et se retrouve en tee-shirt. Bien musclé, il est plus grand que moi. Je vais complètement nager dans ce vêtement, je ne peux pas porter ça pour mon rendez-vous, cependant je n’ai pas le choix. Alors j’accepte, achève de me sécher puis l’en le et commence à fermer les boutons. Ça fait un peu ridicule mais, au moins, ce n’est pas mon crâne qui a explosé sur quelqu’un d’autre. Le bon côté des choses.
Je récupère mon chemisier humide, me rends compte qu’il est irrécupérable et le jette dans la poubelle. Puis je m’accroche au lavabo pour contempler encore mon re et ; deux yeux fatigués me regardent. L’horreur du spectacle qu’ils viennent de voir assombrit leur teinte noisette en un brun obscur. Je me frotte les joues pour leur redonner de la couleur, sans résultat. J’ai une tête de mort.
M’adossant au mur, je vois l’homme en train de plier sa cravate, qu’il range dans sa poche.
— Je ne saurais dire si vous êtes calme ou en état de choc, déclare-t-il alors.
Je ne suis pas en état de choc, mais pas sûre non plus de me sentir très calme.
— Je ne sais pas, dois-je reconnaître. Et vous, ça va ? — Oui. J’en ai vu d’autres, malheureusement.
J’essaie de comprendre ce qu’il sous-entend par là mais
il détourne le regard et ça ne m’en intrigue que davan- tage ; qu’a-t-il pu voir de pire qu’un homme écrasé sous un camion ? À moins qu’il ne soit nalement bien new-yorkais. Ou qu’il ne travaille dans un hôpital. Il a cet air compétent qui caractérise souvent ceux qui s’occupent des autres.
— Vous êtes médecin ?
— Non. Je suis dans l’immobilier. En n, je l’étais... Il se rapproche pour me passer une main sur l’épaule,
comme s’il essuyait quelque chose. Sur sa chemise. Puis il m’observe un instant avant de reculer.
Ses yeux sont de la couleur de la cravate qu’il vient d’ôter. Verts. Il est beau mais, quelque part, j’ai l’impres- sion qu’il préférerait ne pas l’être. Comme si ça le dérangeait. Il n’a pas trop envie qu’on le remarque. Il voudrait devenir invisible. Comme moi.
La plupart des gens qui viennent à New York veulent se faire connaître. On n’est pas très nombreux à préférer se cacher.
— Comment vous appelez-vous ? demande-t-il.
— Lowen.
S’ensuit un court silence.
— Jeremy, lâche-t-il au bout de deux secondes.
Il rouvre le robinet et commence à se laver les mains.
Je ne le quitte pas des yeux, incapable de contrôler ma curiosité. Que sous-entendait-il en disant avoir vu pire que cet accident ? Il a dit qu’il était agent immobilier, mais les pires moments de ce métier ne sauraient rendre quelqu’un aussi morose. Je nis par demander :
— Qu’est-ce qu’il vous est arrivé ?
Il répond à mon re et dans la glace :
— Comment ça ?
— Vous dites que vous avez vu pire. De quoi s’agissait-il ? Il ferme l’eau, s’essuie les mains, se retourne face à moi : — Vous tenez vraiment à le savoir ?
Je fais oui de la tête.
Après avoir jeté la serviette à la poubelle, il glisse les doigts dans ses poches, l’air aussi affligé que détaché.
— J’ai sorti d’un lac le corps de ma lle de huit ans,
il y a cinq mois.
Je manque de m’étrangler et pose ma main sur ma gorge. Ce n’était pas de la morosité qu’il exprimait, mais du désespoir.
— Je suis désolée, dis-je dans un murmure.
Et c’est vrai. Désolée pour sa lle. Également de m’être montrée aussi curieuse.
— Et vous ? demande-t-il.
Il se penche sur le comptoir, comme s’il s’attendait à cette conversation, comme s’il allait trouver quelqu’un qui lui permette d’alléger un peu cette tragédie. C’est ce qu’on fait quand on a vécu le pire. On cherche les gens qui vous ressemblent... les gens encore plus mal lotis... et on s’en sert pour tenter de mieux supporter les horreurs qu’on a subies.
Je commence par déglutir car mes tragédies ne sont rien comparées aux siennes. Je songe à la plus récente et j’ai du mal à l’exprimer tant cela me semble insignifiant à côté de ce qui lui est arrivé.
— Ma mère est morte la semaine dernière.
Il ne réagit pas comme je l’ai fait avec lui. En fait, il ne réagit pas du tout et je me demande si c’est parce qu’il s’attendait à quelque chose de pire. Mais non. Il a gagné.
— Comment est-elle morte ?
— D’un cancer. Elle était chez moi depuis un an, je m’occupais d’elle.
C’est la première personne à qui j’en parle ouvertement. Je sens mon pouls s’accélérer, alors j’enroule ma main autour de mon poignet instinctivement.
— Voilà des semaines que je n’avais pas mis les pieds dehors.
On s’observe encore un peu. J’ai envie de dire autre chose mais je n’ai encore jamais eu ce type de conversation avec un inconnu. Il faudrait que ça cesse. De toute façon, où est-ce que ça pourrait nous mener ?
Effectivement. Ça s’arrête là.
Il se retourne vers le miroir, remet une mèche brune en place.
— J’ai un rendez-vous, à présent. Vous êtes certaine que ça ira?
— Oui, très bien.
— Très bien ? répète-t-il comme si ça ne le rassurait pas du tout.
— Ça ira très bien. Merci pour votre aide.
J’aimerais qu’il me sourie, mais ce n’est pas le moment. Je suis curieuse de savoir à quoi pourrait ressembler son sourire.
— Bien, lâche-t-il en haussant les épaules.
Il ouvre la porte, s’e ace pour me laisser passer, mais je ne sors pas tout de suite. En fait, je continue à le scruter, pas vraiment prête à affronter le monde. J’apprécie sa gentillesse et je voudrais pouvoir en dire davantage, le remercier d’une certaine façon, par exemple devant un café ou en lui rendant sa chemise. Je me sens attirée par son altruisme – une rareté de nos jours. Mais c’est l’éclat de son alliance à la main gauche qui me pousse en avant, hors des toilettes et du café, vers la rue où s’amasse maintenant une véritable foule.
Une ambulance bloque la circulation dans les deux sens. Je me dirige vers le lieu de l’accident en me demandant s’il ne faudrait pas que je fasse une déposition. J’attends près d’un agent en train de noter les déclarations d’autres témoins. Elles ne sont pas différentes de ce que je pourrais dire, cependant, je raconte ce que j’ai vu puis laisse mes coordonnées. Je ne sais pas trop si ça les aidera en quoi que ce soit, puisque je n’ai pas vu l’accident en soi. J’étais juste assez près pour tout entendre.
Derrière moi, j’aperçois Jeremy en train de sortir, un café à la main. Il traverse la rue, l’air concentré, l’esprit ailleurs, loin de moi en tout cas, sans doute plus proche de sa femme, à réfléchir à ce qu’il va lui raconter pour expliquer l’absence de sa chemise.
Je sors mon téléphone de mon sac, regarde l’heure. Il me reste cinq minutes avant ma réunion avec Corey et l’éditeur de Pantem Press. Mes mains tremblent encore plus maintenant que cet inconnu n’est plus là pour me changer les idées. Un peu de café pourrait m’aider. Et de la morphine encore plus, mais l’hôpital a tout récupéré la semaine dernière dans mon appartement, en venant reprendre ses équipements après le décès de ma mère. Dommage que j’aie été trop secouée pour songer à la cacher. J’en aurais bien pris un peu, à cet instant.
Quand Corey m’a envoyé un message, hier soir, pour m’annoncer la réunion d’aujourd’hui, c’était la première fois que j’avais de ses nouvelles depuis des mois. Assise devant mon ordinateur, je regardais une fourmi se promener sur mon gros orteil.
Elle allait et venait, toute seule, à la recherche de nourriture ou d’amis. En même temps, elle paraissait déroutée par sa propre solitude. Ou peut-être par sa liberté retrouvée. Je n’ai pu m’empêcher de me demander pourquoi elle était seule.
D’habitude, les fourmis se déplacent en colonie.
Le fait que la situation de la fourmi m’intrigue prouvait à l’évidence que je devais sortir de l’appartement. J’avais peur qu’après avoir été cloîtrée si longtemps pour m’occuper de ma mère je me sente aussi paumée que cette bestiole en arrivant dans le couloir. Gauche, droite, intérieur, extérieur, où sont mes amis, où est la nourriture ?
La fourmi a quitté mon pied pour ler sur le sol et elle venait de disparaître sous le mur lorsque m’est parvenu le message de Corey.
Voilà quelques mois, j’espérais qu’il comprendrait quand j’ai établi des limites entre nous: comme on ne fait plus l’amour, le meilleur moyen de contact entre un agent littéraire et son auteur reste le mail.
Il vient de m’écrire: Rendez-vous demain matin, neuf heures, chez Pantem Press, 14e étage. J’ai peut-être quelque chose pour toi.
Il ne m’a même pas demandé comment allait maman. Ce qui ne m’a guère étonnée. C’est bien à cause de son manque d’intérêt envers tout ce qui ne concerne pas son travail ou sa personne qu’on n’est plus ensemble. Je trouvais trop injuste qu’il ne s’inquiète jamais pour moi. Il ne me doit rien, mais il aurait au moins pu faire semblant.
Je ne lui ai pas répondu de la soirée, préférant éteindre mon téléphone, les yeux fixés sur la fissure de mon mur – où avait disparu la fourmi. Je me demandais si elle allait y trouver des collègues ou si elle était seule.
Peut-être que, comme moi, elle détestait les autres fourmis.
Difficile d’expliquer pourquoi j’éprouvais une telle aver- sion envers les autres humains mais, s’il fallait avancer une hypothèse, je dirais que c’est le résultat direct de la terreur ressentie par ma propre mère à mon endroit.
Terreur est peut-être un grand mot. En tout cas, elle ne me faisait pas confiance quand j’étais enfant. Elle m’éloignait systématiquement des gens en dehors de l’école car elle avait peur de ce que je pourrais faire durant mes nombreuses crises de somnambulisme. Cette paranoïa m’a poursuivie jusqu’à l’âge adulte, où je me suis retrouvée ancrée dans mes habitudes, solitaire. Peu d’amis, aucune vie sociale. Raison pour laquelle je quitte en n mon appartement pour la première fois depuis plusieurs semaines.
Pour ma première sortie, je voulais me rendre dans un lieu qui me manquait, genre Central Park ou une librairie.
Je ne m’attendais pas à me retrouver ici, à faire la queue à l’accueil d’une maison d’édition, en priant intérieurement pour que cela me rapporte au moins de quoi rattraper mes retards de loyer et m’éviter de me faire expulser. Me voici à quelques minutes d’un rendez-vous qui fera de moi une sans-abri ou me donnera les moyens de trouver un autre appartement.
Je caresse la chemise blanche de Jeremy en espérant ne pas avoir l’air trop ridicule. Peut-être que ça me portera bonheur, comme si le fait de porter un vêtement d’homme deux fois trop grand pour moi pouvait lancer une nouvelle mode.
— Jolie chemise ! lance quelqu’un derrière moi.
Choquée, je me retourne au son de la voix de Jeremy. Il me suit?
Mon tour arrive et je tends mon permis de conduire au vigile, puis je me tourne vers Jeremy, remarquant aussitôt sa nouvelle chemise.
— Comme ça, vous gardez des habits de rechange dans votre poche arrière ?
— Mon hôtel est à deux pas d’ici. Je suis allé me changer.
Son hôtel. Ça promet. S’il est descendu dans un hôtel, il ne doit pas travailler ici. Et s’il ne travaille pas ici, il ne fait sans doute pas partie du monde de l’édition. J’ignore totalement avec qui j’ai rendez-vous et j’espère que ça n’a rien à voir avec lui.
— Ça veut dire que vous ne travaillez pas ici ?
Il sort sa pièce d’identité qu’il tend au vigile.
— Non, j’ai juste un rendez-vous au quatorzième étage. Ben voyons.
— Moi aussi !
Un léger sourire apparaît sur ses lèvres pour s’évanouir presque aussitôt, comme s’il se rappelait notre conversa- tion et s’apercevait qu’il était trop tôt pour avoir l’air de se réjouir.
— On a combien de chances de se retrouver au même rendez-vous ?
Il reprend sa carte des mains du vigile qui nous indique alors les ascenseurs.
— Je ne sais pas, dis-je. On ne m’a pas précisé exacte- ment pourquoi j’étais convoquée ici.
On entre dans la cabine et il appuie sur le bouton du quatorzième étage, puis il me regarde en sortant sa cravate de sa poche pour la nouer autour du cou.
Je ne peux m’empêcher de contempler son alliance.
— Vous êtes romancière ? me demande-t-il.
— Oui, et vous?
— Pas moi, mais ma femme, oui. Vous avez écrit quelque chose que je pourrais connaître ?
— Ça m’étonnerait. Personne ne lit mes livres.
Ça le fait sourire.
— Il n’y a pas beaucoup de Lowen dans le monde.
Je suis sûr de pouvoir citer quelques-uns de vos titres. Pourquoi ? Il veut les lire ? Il sort son téléphone, tapote dessus.
— Je n’ai jamais dit que j’écrivais sous mon vrai nom.
Il ne relève pas la tête jusqu’à l’ouverture des portes.
Là, il franchit le seuil, s’arrête, se retourne vers moi en brandissant son appareil :
— Vous n’écrivez pas sous un pseudonyme, mais sous le nom de Lowen Ashleigh, accessoirement, celui de l’auteur que je dois rencontrer à neuf heures et demie.
Finalement, j’obtiens ce sourire mais, aussi magnifique soit-il, je n’y tiens plus du tout.
Il vient de vérifier sur Google. Et, bien que mon rendez- vous soit à neuf heures, pas neuf heures et demie, il a l’air d’en savoir davantage que moi sur le sujet. Si on va vraiment au même rendez-vous, ça rend notre rencontre dans la rue plutôt suspecte. En même temps, je suppose qu’il n’y a rien d’inconcevable à nous retrouver dans ce cas au même endroit au même moment, d’autant qu’on a assisté au même accident.
Cette fois, il s’écarte pour me laisser sortir de l’ascenseur. J’ouvre la bouche, prête à parler, mais le voilà qui recule :
— À bientôt !
Je ne le connais pas du tout, j’ignore en quoi il est concerné par ma réunion, mais, même sans être au cou- rant de ce qui se passe ce matin, je ne peux m’empêcher d’apprécier ce type. Après tout, il m’a littéralement donné sa chemise, aussi je doute qu’il soit trop du genre agressif.
Je lui souris avant de le voir tourner au coin du couloir. — Parfait, à plus tard.
Il me rend mon sourire.
— Parfait.
Je le suis des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse. Dès qu’il ne peut plus me voir, je me détends un peu. Décidément... quelle matinée ! Entre l’accident et la rencontre de cet homme déconcertant, je m’y perds un peu. Appuyant la paume contre un mur, j’essaie de me reprendre. Bon sang...
— Tu es à l’heure ! lance Corey.
Sa voix me fait sursauter. Je me retourne pour le voir arriver du fond du couloir. Il se penche, m’embrasse sur la joue. Ça me crispe.
— D’habitude, tu n’es jamais à l’heure.
— Je serais bien arrivée plus tôt, mais...
Je m’interromps. À quoi bon lui expliquer ce qui m’a empêchée d’arriver plus tôt? Ça ne l’intéresse pas, et le voilà qui part déjà dans la même direction que Jeremy.
— En fait, la réunion ne commence pas avant neuf heures et demie, mais je croyais que tu serais en retard, alors je t’ai dit neuf heures.
Je m’arrête net. Ce n’est pas vrai! S’il m’avait donné l’heure normale, je n’aurais pas assisté à cet accident, je n’aurais pas été arrosée par le sang d’un inconnu.
— Tu viens ? lance-t-il en s’arrêtant pour m’attendre. Je cache mon irritation. Comme toujours avec lui. On entre dans une salle de conférences déserte; Corey referme la porte derrière nous tandis que je choisis une place. Il s’assied à côté de moi, en bout de table, sans me quitter des yeux, et j’essaie de ne pas me rembrunir à l’idée qu’on se retrouve après des mois de silence ; sauf qu’il n’a pas changé. Toujours tiré à quatre épingles, avec sa cravate, ses lunettes et son sourire. Toujours tellement différent de moi.
— Tu as une tête épouvantable, dis-je alors que c’est exactement le contraire.
Il est le premier à savoir que c’est faux.
— Tu as l’air en pleine forme, tu es ravissante.
Il dit ça parce que ce n’est jamais le cas. J’ai l’air fatiguée,
je m’ennuie constamment. Il paraît que je fais la gueule, mais c’est juste parce que j’en ai marre de tout.
— Comment va ta mère ?
— Elle est morte la semaine dernière.
Il ne s’attendait pas à ça, et je le vois s’adosser à sa chaise, incliner la tête.
— Pourquoi tu ne me l’as pas dit ?
Pourquoi tu n’as pas pris la peine de me le demander ?
— Je n’ai pas encore réalisé.
Voilà neuf mois qu’elle vivait avec moi, depuis qu’on lui avait diagnostiqué un cancer du côlon en phase terminale. Elle est décédée mercredi dernier après trois mois de soins palliatifs. J’ai eu du mal à quitter l’appartement ces derniers temps car elle comptait à fond sur moi – pour manger, pour boire, pour que je la retourne dans son lit. À mesure que son état empirait, je ne pouvais plus la laisser seule du tout, au point de n’avoir pas mis les pieds dehors pendant des semaines. Encore heureux que, grâce à une connexion Wi-Fi et à une carte de crédit, on puisse vivre totalement con né à Manhattan, en se faisant livrer tout ce dont on a besoin.
Marrant comme l’une des villes les plus peuplées du monde peut devenir un paradis pour agoraphobes.
— Ça va ? demande Corey.
Je masque mon inquiétude sous un sourire, bien qu’il ne pose cette question que par principe, et lui réponds ce à quoi il doit s’attendre :
— Ça va. En même temps, je m’y attendais.
J’ignore comment il réagirait à la réalité: mon soulagement depuis qu’elle est morte. Ma mère ne m’a jamais donné que des sentiments de culpabilité. Ni plus ni moins, juste une constante culpabilité.
Il se dirige vers le bu et rempli de viennoiseries, de bouteilles d’eau ainsi que d’une carafe de café.
— Tu as faim ? Soif ?
— De l’eau, ce sera parfait.
Il attrape deux verres, m’en tend un puis revient s’asseoir.
— Tu as besoin d’aide pour la succession ? Je suis sûr qu’Edward pourra t’aider.
C’est l’avocat de l’agence littéraire de Corey, et beau- coup d’écrivains s’adressent à lui dans d’autres domaines. Malheureusement, je ne vais pas avoir besoin de lui. Corey a bien essayé de me dire, lorsque j’ai signé le bail de mon deux-pièces, l’année dernière, que je ne pourrais assumer un tel loyer. Seulement, ma mère voulait mourir dans la dignité. Dans sa chambre. Pas dans une maison de retraite ni dans un dispensaire. Ni dans un lit d’hôpital au milieu de mon studio. Elle voulait sa propre chambre, avec ses a aires.
Elle m’a juré que ce qui restait sur son compte en banque m’aiderait, après sa mort, à récupérer le temps perdu sur ma carrière de romancière. Toute l’année dernière, j’ai vécu sur la maigre avance tirée de mon dernier contrat d’édition. Mais il n’en reste rien, maintenant, pas plus que de l’argent de ma mère. C’est l’une des dernières choses qu’elle m’ait avouées avant de succomber à son cancer. Je me serais occupée d’elle envers et contre tout, c’était ma mère. Mais le fait qu’elle ait cru bon de me mentir a n que je la prenne chez moi prouve à quel point nous n’étions pas sur la même longueur d’onde.
— Je n’ai pas vraiment besoin d’un avocat, elle ne m’a laissé que des dettes, mais merci quand même.
Corey se mord les lèvres. Il connaît ma situation nan- cière car, en tant qu’agent littéraire, c’est lui qui m’envoie mes chèques de droits d’auteur. Raison pour laquelle il me regarde maintenant avec cet air apitoyé.
— Tu as des droits de l’étranger qui vont bientôt arriver.
Comme si je n’étais pas au courant du moindre centime qui m’attend dans les six mois à venir. Comme si je n’avais pas déjà tout dépensé.
— Je sais. Ça ira.
Aucune envie de parler avec lui de mes di cultés nan- cières. Ni avec personne.
Il hausse les épaules, l’air pas trop convaincu, redresse sa cravate.
— J’espère que l’offre à venir sera intéressante pour nous deux, marmonne-t-il.
Je suis soulagée qu’il change de sujet.
— Pourquoi on se dérange pour voir un éditeur ? Tu sais que je préfère communiquer par mail.
— Ils nous ont convoqués hier. Pour dire qu’ils avaient une o re à te faire, mais ils n’ont pas voulu en parler au téléphone.
— Je croyais que tu voulais négocier un nouveau contrat avec mon dernier éditeur.
— Tes livres se vendent bien, mais pas assez pour assurer un nouveau contrat si tu ne te remets pas au travail. Il faut que tu acceptes de t’investir sur les réseaux sociaux, que tu fasses une tournée de dédicaces, que tu te constitues une fanbase. Tes seules ventes sont modestes sur le marché actuel.
C’était bien ce que je craignais. Mes ultimes espoirs nanciers tournaient autour d’un renouvellement de mon contrat avec mon éditeur. Les ventes de mes derniers livres n’ont fait que baisser. Je n’ai pour ainsi dire rien écrit cette année, à cause de mon engagement auprès de ma mère, je n’ai donc rien à proposer pour le moment.
— Je n’ai aucune idée de ce que Pantem va proposer, reprend-il, ni si ça t’intéressera. Nous devons signer un accord de con dentialité avant qu’ils nous donnent davantage de détails. Je suis tout de même intrigué. J’espère que je ne rêve pas trop en disant qu’il existe bien des possibilités et que j’ai un bon pressentiment. Nous allons en avoir besoin.
Il dit nous parce que, quelle que soit l’o re, il en tirera quinze pour cent si je l’accepte. Tarif normal entre un agent et son client. Ce qui n’est pas normal, ce sont les six mois qu’on a passés ensemble suivis de deux années de rapports sexuels malgré notre rupture.
Tout cela parce qu’il n’avait personne d’autre à se mettre sous la dent, et moi non plus. Tandis que notre relation sentimentale s’est arrêtée au bout de six mois tout simplement parce qu’il était amoureux d’une autre femme.
Et peu importe si l’autre femme en question était également moi.
Il y a de quoi s’embrouiller: tomber amoureux des écrits d’un auteur avant de le rencontrer en chair et en os. Certains lecteurs ont du mal à séparer un héros de l’individu qui l’a créé. Étonnamment, Corey en fait partie, bien qu’il soit agent littéraire. Il s’est épris du personnage féminin de mon premier roman, Open Ended, avant de me rencontrer, pensant qu’elle reflétait mon caractère, alors que j’en étais l’exact contraire.
Corey a été le seul agent qui m’ait répondu, et encore, au bout de plusieurs mois. Son mail ne se composait que de trois phrases, mais suffisantes pour rendre vie à mes espoirs déçus.
J’ai lu votre manuscrit, Open Ended, en un rien de temps. Je crois en ce livre. Appelez-moi si vous cherchez toujours un agent.
Son mail est arrivé un jeudi matin. Deux heures plus tard, nous échangions une longue conversation télépho- nique. Le vendredi après-midi, on se rencontrait pour signer mon contrat.
Le samedi soir, on a baisé trois fois.
Je suis sûre que notre relation a brisé quelque part une certaine éthique, mais je ne sais pas trop si c’est pour cette raison qu’elle a duré si peu de temps. Dès que Corey s’est rendu compte que je n’étais pas celle sur qui j’avais fondé mon personnage, il a compris qu’on n’était pas compatibles. Je n’avais rien d’héroïque, ni de simple. J’étais compliquée. Et il s’est révélé incapable de résoudre le dé émotionnel que je représentais.
En n peu importe. Je ne tenais pas à ce qu’il me comprenne.
Aussi di cile qu’ait pu être notre relation, je n’ai eu aucun mal à devenir sa cliente. Si bien que je n’ai pas cherché à changer d’agent après notre rupture, car il s’est toujours montré loyal et objectif en ce qui concerne ma carrière.
— Tu as l’air un peu lessivée, lâche-t-il en m’arrachant à mes pensées. Tu te fais du souci?
Je hoche la tête dans l’espoir qu’il va prendre mon épuisement pour de l’anxiété, car je n’ai pas envie de lui en dire davantage. Voilà deux heures que j’ai quitté mon appartement, ce matin, et j’ai l’impression qu’il s’est produit davantage de choses durant ces deux heures que depuis le début de l’année. Je regarde mes paumes... mes bras... à la recherche de traces de sang. Il n’y en a plus, pourtant je le ressens encore. Je sens son odeur.
Mes mains ne cessent de trembler, alors je préfère les cacher sous la table. Je me rends compte à présent que je n’aurais sans doute pas dû venir. En même temps, je ne peux pas laisser passer un éventuel contrat. Ce n’est pas comme si les propositions se bousculaient et, si je n’obtiens pas vite quelque chose, il faudra que je prenne un emploi, ce qui me laissera à peine le temps d’écrire. Mais, au moins, je pourrai payer mes factures.
Corey sort un mouchoir de sa poche pour essuyer la sueur de son front. Il ne transpire que quand il est inquiet. Et cela ne fait que m’angoisser davantage.
— Tu veux qu’on convienne d’un signal secret si l’offre ne t’intéresse pas ? demande-t-il.
— Écoutons déjà ce qu’ils ont à dire, ensuite, nous pourrons demander à nous entretenir en privé.
Il fait cliquer son stylo et se redresse sur son siège comme s’il armait un pistolet en vue d’une bagarre.
— C’est moi qui parlerai.
J’y comptais bien. Il est charismatique et charmeur. J’aurais eu du mal à trouver quelqu’un qui puisse me voir sous cet angle, alors autant rester à ma place et l’écouter.
— Qu’est-ce que c’est que cette tenue ? s’enquiert-il. Tu flottes dedans.
Sur le coup, j’avais oublié à quel point je pouvais paraître ridicule.
— J’ai renversé du café sur mon tee-shirt, ce matin, il a fallu que je me change.
— Elle vient de qui, cette chemise ?
— De toi, sans doute. Elle était dans mon placard. — Tu es sortie de chez toi comme ça ? Tu n’avais rien d’autre à te mettre ?
— Attends ! C’est la dernière mode !
Je me moque de lui mais il ne s’en rend pas compte et fait la grimace.
— Ah bon, tu crois?
L’enfoiré. Au moins, il est doué au lit, comme la plupart d’entre eux.
À mon grand soulagement, la porte de la salle s’ouvre sur une femme suivie de si près par un homme qu’il la heurte quand elle s’arrête.
— Bon sang, Barron ! maugrée-t-elle.
Je réprime un sourire à l’idée que Bonsang Barron puisse être son vrai nom.
Jeremy entre le dernier et m’adresse un petit signe discret.
La femme porte des vêtements plus appropriés que les miens, avec de courts cheveux noirs et un rouge à lèvres trop éclatant pour cette heure matinale. Apparemment, c’est elle la responsable, car elle vient serrer la main de Corey, puis la mienne, sous les yeux de Bonsang Barron.
— Amanda omas, dit-elle. Je suis éditrice pour Pantem Press. Voici Barron Stephens, notre avocat, et Jeremy Crawford, notre client.
Il me serre la main et on parvient à ne pas laisser paraître qu’on vient de passer tous les deux un début de matinée des plus bizarres. Après quoi, il s’assied tranquillement en face de moi. J’essaie de ne pas le regarder mais c’est l’unique endroit où mes yeux semblent vouloir se poser. J’ignore pourquoi il m’intrigue plus que l’objet de cette réunion.
Amanda sort des dossiers de sa serviette pour les étaler devant Corey et moi.
— Merci d’être venus, commence-t-elle. Nous ne vou- lons pas vous faire perdre votre temps alors je vais droit au but. Pour des raisons médicales, l’un de nos auteurs est dans l’incapacité de remplir un contrat, et nous sommes à la recherche d’un romancier qui possède à peu près la même expérience et accepterait de reprendre les trois derniers livres de sa série.
Je jette un coup d’œil à Jeremy mais son expression stoïque ne laisse rien paraître de son rôle dans cette réunion.
— Qui est cet auteur ? demande Corey.